On a tous quelque chose à se reprocher
La panne est un conte moral qu'on pourrait sous-titrer "On a tous quelque chose à se reprocher".
Un VRP est bloqué dans un petit village pour la nuit. L'auberge étant comble, il trouve gite et couvert chez un juge en retraite qui le convie à un festin avec des amis juristes (un procureur, un avocat, un bourreau) et lui propose un jeu : incarner l'accusé d'un procès imaginaire.
Au début l'accusé n'a rien à se reprocher mais il trouve finalement un évènement de sa vie qui peut prendre un tour criminel...petit à petit, la culpabilité se confirme dans l'esprit (de plus en plus embrumé par l'alcool qui coule à flot) de notre VRP et à la fin c'est avec la plus grande véhémence qu'il affirme son crime et refuse la clémence du juge.
Ce procès est rythmé par une succession de mets et de vins fins...100 pages de procès, 100 pages d'aveu et 100 pages d'une bacchanale, d'une beuverie exubérante.
La première partie du roman est un constat de l'auteur sur la disparition de l'aléa, du divin, du fantastique, dans une société devenue hyper-matérialiste. Un constat de 1952 qui n'a rien perdu de sa force, de son sens.
Nous ne vivons plus sous la crainte d'un Dieu, d'une Justice immanente, d'un Fatum, comme dans la Cinquième Symphonie; non! plus rien de tout cela ne nous menace. Pour nous, ce sont les accidents de circulation, les barrages rompus par suite d'une imperfection technique, l'explosion d'une usine atomique où tel garçon de laboratoire peut avoir eu un instant de distraction; voire le fonctionnement défectueux du rhéostat des couveuses artificielles.
C'est dans ce monde hanté seulement par la panne, dans un monde où il ne peut plus rien arriver sinon des pannes, que nous avançons désormais avec des panneaux-réclame tout au long de ses routes et des petits monuments de pierre dressés,ici ou là, à la mémoire des accidentés.
Et dans ce monde, il ne reste plus guère que quelques rares histoires encore possibles, où perce encore timidement un semblant de réalité humaine à travers l'anonyme visage de quelqu'un, parce que parfois encore la malchance, sans le vouloir, va déboucher dans l'universel, une justice et sa sanction se manifestent, et peut-être la grâce aussi, qui sait? dans le reflet que jette, tout accidentellement, le monocle d'un vieil homme soûl.