Il était grand temps pour moi de continuer mon exploration de la littérature asiatique, Au Bord de l'Eau étant tout de même l'un de mes bouquins préférés. Alors quoi de mieux que cette valeur sûre : roman de sabre prépublié en feuilleton entre 1935 et 1939 dans les pages de l'Asashi Shimbun, à l'époque l'un des quotidiens japonais aux plus hauts tirages, et racontant l'histoire vraie de Miyamoto Musashi, un samouraï qui inventa une technique de combat à deux sabres, l'un court et l'autre long, et fut l'auteur du traité des Cinq Roues, ouvrage dans lequel il explique sa technique et sa philosophie.


Au fil des pages se déroule la jeunesse de Miyamoto, rescapé de la bataille de Sekigahara, qui met fin aux guerres de l'ère Sengoku et ouvre l'ère Edo. D'abord un chien féroce inexpérimenté et tout juste sorti de l'adolescence, prêt à affronter le monde tout entier pour la gloire, qui mûrit sous l'influence du bonze facétieux Takuan, et part sur les routes pour parvenir à la perfection dans l'art de manier le sabre, mais surtout en quête de sagesse, d'illumination spirituelle.
Ce génie du sabre, au fil de ses tribulations, n'aura de cesse de se mesurer à des adversaires tous aussi puissants les uns que les autres, mais Musashi saura être encore plus habile de sa lame, grâce à son côté profondément sauvage, exacerbé par des années d'étude et d'entrainement physique et spirituel, qui ne lui ont pas seulement conféré une force surhumaine, comme le montre cette scène où Musashi parvient à reconnaître le talent d'un autre artiste martial...grâce à l'entaille que ce dernier a laissée sur une tige...si ça c'est pas complètement badass.


N'ayant pas grandi dans le moule d'une école donnée pour apprendre surtout en autodidacte, son style de combat est sans forme et n'est que mouvement, lui permettant de le réinventer, et de triompher de ses adversaires, qui ont souvent un style trop rigide.
Cet élément est non seulement porteur d'un message favorable au changement et à l'évolution d'une chose, mais se révèle également symptomatique du contexte socio-économique de l'époque, que Yoshikawa a parfaitement su retranscrire (vraiment, on sent le travail de recherches de fou qu'il a mené) : le Japon est alors en pleine période de chamboulement, la capitale devient Edo, les samouraïs ont davantage de pouvoir, et de nouvelles écoles d'arts martiaux émergent, tandis que d'autres sombrent. Comme le dojo Yoshioka, géré par deux fils trop habitués au confort et à une vie facile dus à la réputation de leur père, qui ne feront pas le poids face à un sabreur aussi surentraîné qu'il est exigeant avec lui-même. Dois-je vraiment expliciter la morale de cet histoire ?


Bien qu'étant le héros, Musashi est cependant loin d'être le seul personnage mis à l'honneur dans ce roman particulièrement dense, puisqu'une mosaïque d'autres individus, avec chacun sa personnalité, ses faiblesses, ses fautes et ses aspirations, viendra l'entourer et l'humaniser.
Je pense bien sûr à Otsu, son amie d'enfance, qui partira à sa recherche par amour, tandis que lui se dérobera, non pas parce que cet amour n'est pas réciproque, au contraire, mais car il estime qu'une femme le déconcentrera dans sa quête.
Il y a aussi son ami Matahachi, individu médiocre, menteur et opportuniste, qui reste cependant attachant, puisqu'il tentera souvent de venir à bout de ses défauts et de faire quelque chose de sa vie.
Et bien entendu l'antagoniste majeur, Kojirô Sasaki, personnage excentrique, cruel amoureux du carnage et pratiquement invincible, qui ambitionne de créer son propre dojo.


Eiji Yoshikawa cimente son récit avec un style limpide (auquel, je trouve, la traduction française ne semble pas rendre vraiment justice), d'une rare puissance évocatrice, qui met parfaitement en image sa veine spirituelle, et la brutalité effrénée de ses combats, où Musashi sera souvent poussé dans ses derniers retranchements :


"Silence de mort. La neige s'accumulait sur les cheveux de Musashi, sur les épaules de Denshichiro.
Musashi ne voyait plus devant lui un gros bloc de pierre. Lui-même n'existait plus en tant que personne distincte. Il avait oublié sa volonté de vaincre. Il voyait la blancheur de la neige tomber entre lui-même et l'autre homme, et l'esprit de la neige était aussi léger que le sien propre. L'espace paraissait maintenant une extension de son propre corps.
Il était devenu l'univers, ou l'univers était devenu lui. Il était là sans être là
."


La Pierre et le Sabre est un p*tain de bon bouquin, à l'histoire touchante, fichtrement bien construit et prenant, malgré sa densité et quelques longueurs.
Et il a obtenu le succès qu'il mérite, étant à ce jour vendu à plus de 120 millions d'exemplaires dans le monde, et son auteur étant surnommé le "Victor Hugo japonais", ça veut dire ce que ça veut dire.


Foncez le lire. Tête baissée. Sans la moindre hésitation.


Note : 8,5.

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le 28 janv. 2020

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