S'il y a une page de l'histoire littéraire française qui me paraît (je ne suis pas un spécialiste) quelque peu occultée, c'est bien celle du baroque. Le partage est simple : le XVIe siècle est celui de la Pléiade et de l'humanisme, le XVIIe celui du classicisme. Entre les deux, peut à la rigueur se glisser une poésie de salon, précieuse et, donc, définitivement condamnée au ridicule... Le terme de baroque nous est familier lorsqu'il s'agit de musique, d'architecture ou même de peinture, mais il sonne bizarrement à côté du mot littérature.


Certains noms, sauvés par le talent de ceux qui les portèrent, ont toutefois survécu : on retrouvera ainsi dans ce recueil Théophile de Viau, Tristan L'Hermite ou Saint-Amant - les deux derniers étant à mon avis parmi les meilleurs. D'autres auteurs mieux connus pour s'être illustrés ailleurs que dans la poésie y figurent aussi, comme Honoré d'Urfé ou Tallemant des Réaux. Enfin, la présence de noms auxquels on accole plus volontiers l'étiquette de classique, de Malherbe à La Fontaine, relativise l'opposition systématique entre baroque et classicisme, au fond deux faces d'une même pièce. Et puis, à côté de ces illustres, une multitude de poètes inconnus (de moi), dont la redécouverte n'est pas l'un des moindres mérites de cette anthologie.


A l'origine de l'esthétique baroque, il y a une vision singulière du monde, univers instable, incertain, inconstant. Le dossier qui accompagne les textes fait remonter cette conception à la "branloire pérenne" de Montaigne, et au contexte troublé des guerres de religion. Les poètes s'en font d'ailleurs l'écho ; ainsi Agrippa d'Aubigné dépeint des massacres effroyables, avec une virulence étonnante. Car la poésie baroque n'élude pas la violence, aime la radicalité en même temps que l'exception et cultive un goût certain pour le bizarre : Tristan L'Hermite, par exemple, chante les charmes d'une esclave maure, qu'il qualifie de "beau monstre de Nature"...


Ce goût nouveau n'exclut pas la thèmes habituels de la poésie lyrique : l'amour, le temps qui passe, la mort. Mais la rêverie élégiaque baroque n'est jamais dépourvue d'une forme d'ironie, seule arme face à un monde changeant et impénétrable, dernière expression du poète jamais dupe mais acculé par la cruauté de sa maîtresse (l'amour baroque n'est jamais apaisé, source d'espérances douloureuses ou de tourments pervers) et par la vanité de l'existence humaine, qui n'est qu'un songe... Ce lyrisme à la fois mélancolique et ironique est particulièrement touchant, notamment sous les plumes de Saint-Amant, Tristan L'Hermite ou François Maynard. Il n'aura plus guère d'équivalent, me semble-t-il, avant les décadents de la fin du XIXe siècle.


Il y aurait encore d'autre points à aborder, de la légèreté virtuose de la poésie précieuse à l'esthétique inspirée de la Contre-Réforme, mais l'anthologie, par son découpage thématique et son choix d'oeuvres pertinent, s'en chargera mieux que moi... Elle est complétée par un dossier aussi abordable (c'est plus ou moins une édition scolaire) que passionnant, présentant en détail l'esthétique et les procédés baroques, les auteurs principaux et le contexte historique et littéraire en France et en Europe.


Voilà donc une anthologie très bien faite, qui m'a permis de découvrir une production poétique méconnue mais remarquable : au-delà de l'intérêt documentaire, j'insiste sur le fait qu'on y trouve de très beaux poèmes !

Behuliphruen
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le 26 oct. 2016

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