Le loup et le chaperon rouge ont tous les deux goûté au fruit défendu

Lettres écrites par François, la trentaine, à sa voisine de 13 ans, Guillemette. Il s’éprend de cette enfant, en la regardant par la fenêtre, en suivant ses activités de gamine. Il lui écrit pour donner plus de contenance à ses avances, les lettres arrivent par la poste, il faut qu’elle aille les chercher en cachette, cela rajoute au consentement mutuel : « Car il faut que les mots d’affection se promènent, prennent l’air, et roulent comme les pierres qui n’amassent pas mousse, cette horrible moisissure des choses mortes. N’est-il pas ? comme disent les Anglais. » L’effeuillage du sentiment amoureux est aussi l’effeuillage sensuelle de cette enfant, aux débuts de sa puberté, de cette biche aux aboies et si consentante en fait. Ce « satyre » est en fait beaucoup plus irrespectueux que l’amoureux de « Lolita » de Vladimir Nabokov. Mais de cet irrespect de l’amour : ce n’est pas un comportement vicieux, profiteur mais plutôt un révélateur, un amoureux du passage de l’enfance à l’âge adulte.


Ne vous méprenez tout de même pas, les intentions sont là, les termes sont justes sans être outranciers ni trop crus. Les gestes amoureux prennent corps mais là aussi l’amour est à concevoir dans sa totalité. François est un « ruminant » de l’amour : il décortique avec poésie, fébrile, tous ses émois, les détails sensuels, visuels, les aléas d’absence et de présence qui rythment et donnent de l’élan dans la relation. « Le loup est un poète. Il aime ce qui est beau. Il aime ce qui est bon. Et n’est-ce pas la même chose ? Ce qu’on lui reproche, c’est de ne pas faire semblant. Sa poésie, il l’a dans la peau, et il la nourrit. » Guillemette devient une muse, comme celle d’un peintre, curieux de révéler au grand jour (ici à son cœur attentif et détruit de trop d’attente) les plus belles beautés : ses postures de danseuse en tutu et ballerines, sa bouche sanguine comme mordue et ses poses alanguies pleines de suggestion que son auteur n’assume peut-être pas encore.
Nous suivons grâce aux lettres de cet homme (sans jamais lire les réponses de la demoiselle, ni vivre réellement leurs rencontres) les étapes pour apprivoiser une enfant. « Une amitié ne peut germer qu’à l’ombre, dans une serre chaude, au creux d’une main. Il faut un secret entre nous, même un secret de polichinelle, pour nous unir. » Les lettres doivent être brûlées ! C’est surtout un retour à cet émerveillement de l’enfance : des taquineries, des inventions fantasques (comme de voyager à l’insu de tous en prenant un train tellement long que quand la locomotive arrive à la gare d’arrivée, le dernier compartiment est à la gare de départ), des jeux de mots juste pour rire, des effets de style pour le plaisir, des activités enfantines et des défis de vie spontanée (un duel aux billes ou un jeu de marelle comme baromètre des audaces). Pas de mauvaise retenue, du sérieux dans tout et aussi de la rigueur dans la démarche…créer son propre conte, en savourer tous les instants (comme de goûter les pâtes lors de la cuisson par bouchée entière et ne garder presque plus rien pour le moment « légal » de dégustation !).


Quelques lectures ont été plus anxieuses. L’amoureux marque un certain dégoût pour la femme, y préférant une enfant pas encore formée, à peine nubile : « le mot femelle qui rime avec mamelle est trop horrible. C’est une chaleur trop moite et enveloppante, à la fois offerte et imposée, inévitable. » La femme aurait été « encrassée », « engraissée » d’une féminité « onctueuse ». Moi si pulpeuse, si déformée par la féminité, je lisais entre les lignes une horreur à être devenue adulte. En relisant (maintenant que je suis aussi déformée par la maternité), j’ai l’impression de m’être méprise. Ce n’est pas tant le corps de la femme qui insupporte François mais bien cet « allant de soi » sexuel, cette convention, ce choc des corps inévitable. Ce serait que suivre un chemin tout tracé, déjà suivi par d’autres, non dynamique, non créatif, la femme a un jus trop sucré : « Combien je préfère l’acidité à ce jus sucré ! Il n’y a pas si longtemps, à la campagne, je considérais avec envie la première et unique cerise d’un arbrisseau. Je n’ai pas pu résister au plaisir d’y mordre ( …) il m’a semblé que j’aspirais directement toute sa sève rafraîchissante, et que je la stimulais. » L’androgynie est peut-être aussi là en rapport avec ses amours passées, cette petite fille quand il était petit garçon, cet amour non achevé, même pas entamé et pourtant si bien ébauché. Le temps, personnage à part entière du roman, l’a fait vieillir dans son corps et ses attentes quand son amour est resté le même…il recherche l’objet d’amour inchangé.


La question de la morale revient souvent. Il s’agit bien des angoisses de François par rapport aux regards des autres, mais plus dans leur méprise que dans leur compréhension. Il est admis d’une grande personne qu’elle soit le parent, l’éducateur, le « répétiteur » mais pas qu’elle reprenne le chemin de l’enfance. Son corps est devenu sexué et propre à la consommation et ses attentes ne peuvent être que charnelles en tant qu’ogre sexuel. François cherche, fouille, revient sur ses pas, ses pensées, ses gestes, il se retient. Il se dit carnassier mais aussi la proie de ses tourments.
La morale voudrait que nous ne voyions là que le satyre, poussant une enfant à la faute. Effectivement, il essaye de la rendre consentante aux gestes des grands, il cherche l’éclosion de la femme. Elle l’est, consentante, peut-être plus du jeu de séduction que des gestes, mais elle se sent en sécurité tout de même : cet homme est l’élément stable, sa mère ne la voit pas grandir, lui la voir s’épanouir. Il se délecte d’elle, oui, mais n’est pas le plus coupable. Que dire de cette mère qui encourage les entrevues, lit peut-être les lettres dès le début, profite de cette présence masculine, joue de sa séduction, utilise cet homme. Est-elle si dupe ?
Mais le temps et les insinuations ramènent au devant de la scène la réticence, la mesure. La notion de péché fait son apparition, elle est inculquée par les autres et par le temps mais est-ce vraiment de cela qu’il s’agit ou bien de l’amour d’un homme qui ne veut pas grandir, que les attitudes des adultes effraient par leurs caricatures. La victime devient alors François, victime de son amour, de la morale et du temps : « Où pourrais-je me sentir en sécurité, si chaque geste est irréparable et manque son but ? Que vais-je faire alors de mon amour, avec mes pattes d’ours ? Et quelle mascarade je nous prépare ? »Même s’« il est impossible de faire entendre raison aux gens raisonnables et résonnants », François me parait s’être fourvoyé dès le début : à vouloir revivre son amour de jeunesse et prendre sa revanche sur le temps, il a été le loup dans la bergerie mais surtout la victime de l’utopie du pouvoir salvateur de cette enfant. Elle était jeune mais la puberté arrivant, le temps des premières initiations se finit et la sève se tarit.

Vef
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le 16 nov. 2016

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