Gombrowicz affleure la névrose dans un récit tordu où l'imprévisible guette chaque ligne, chaque mot presque.
Exploration du Soi maladive, sur-analyses, sur-interprétations, absurde, régression, immaturité, perversion. De multiples grilles de lectures, trop parfois, un condensé de "trop humain" indigeste absolument fascinant.
"On lui offrit le thé qu'il but ; il lui resta un morceau de sucre sur la soucoupe, il étendit la main pour le prendre, mais sans doute dut-il considérer ce geste comme insuffisamment motivé, car il recula sa main ; cependant, le geste de la reculer étant au fond plus immotivé encore, il tendit sa main de nouveau vers le morceau de sucre qu'il porta à sa bouche et mangea - non plus pour avoir le plaisir de le croquer mais pour avoir un comportement à peu près décent... envers le sucre ou envers nous... Voulant sans doute effacer cette impression fâcheuse, il toussa, puis, pour motiver cette toux, sortit de sa poche un mouchoir - mais n'osa plus se moucher et bougea simplement le pied. Mais bouger le pied dut sans doute lui créer de nouvelles complications, car il se tut et s'immobilisa tout à fait. Ce comportement singulier (car en fait il ne faisait que "se comporter", il "se comportait" sans cesse) éveilla ma curiosité dès cette première entrevue et fit qu'au cours des quelques mois suivants je me liai avec cet homme [...]" p20
"Y aller? Tous les deux? Des doutes difficiles à formuler me hantaient quant à l'opportunité de ce voyage... Car enfin quoi, l'emmener, pour qu'il continue là-bas, à la campagne, son jeu avec lui-même... Et son corps, son corps si... si particulier?... L'emmener en voyage en dépit de son infatiguable indécence silencieuse mais criante?... p21
"Karol continuait de se balancer sur ses jambes écartées, elle leva un pied pour se gratter le mollet - alors le soulier du garçon se souleva, appuyé sur le talon, fit demi-tour et écrasa le ver de terre... mais une moitié seulement, car son pied n'arrivait pas plus loin et il était trop paresseux pour déplacer son talon ; le reste du pauvre ver de terre commença à se tortiller et à dérouler fébrilement ses anneaux, ce que le garçon observait avec intérêt. Et il n'y aurait rien eu là-dedans de plus impressionnant que la mort d'une mouche sur un attrape-mouches ou celle d'un phalène sur un verre de lampe, si le regard de Frédéric, vitreux, ne s'y était rivé avec obstination, délivrant au grand jour sa souffrance. Il pouvait sembler mû par l'indignation, mais en réalité il ne souciait que de s'imprégner jusqu'au bout de la torture, de vider le calice jusqu'à la lie. Il prenait en lui cette souffrance, la suçait, s'en gorgeait et -engourdi, muet dans cet étau - il ne pouvait plus bouger. Karol lui jeta un regard en coin, sans achever le ver." p88
"Cet acte n'était-il pas pour lui une monstruosité à glacer le sang dans les veines? -car la douleur est aussi pénible dans le corps d'un ver de terre que dans celui d'un ogre, la souffrance est "une", de même que l'espace est un, elle est indivisible et chaque fois qu'elle apparaît, c'est l'abomination en soi dans sa plénitude. Ils avaient provoqué la souffrance, créé la douleur, sous leurs semelles ils avaient rendu abominable, infernale, l'existence tranquille de ce ver de terre - on ne pouvait imaginer plus grand crime, plus grand péché. Péché... Péché... Oui c'était bien un péché, mais si c'était un péché, c'était un péché commis ensemble -leurs jambes s'étaient mélangées sur le corps palpitant de la vermine..." p89
"Elle était tellement absorbée par lui qu'elle ne s'adressait plus qu'à Frédéric, négligeant totalement Hénia, ses parents, moi... Nous les accompagnâmes sur la terrasse d'où l'on voyait le sol, par paliers bondissants, fuir jusqu'à la plate étendue de l'eau à peine visible et comme morte. Ce n'était pas laid.
Mais Frédéric laissa échapper :
-Le tonneau...
Et il se troubla... car au lieu d'admirer le paysage il avait remarqué quelque chose d'aussi insignifiant, d'aussi dénué d'intérêt que ce tonneau abandonné sous un arbre, sur la gauche. Il ne savait comment celui lui était venu aux lèvres ni comment s'en dépêtrer maintenant. Et la vieille dame répéta comme en écho :
-Le tonneau
Elle le fit sur un ton très bas, mais pénétrant, comme si elle l'approuvait et tombait d'accord avec lui, dans une adhésion à ses vues soudain totale -comme si, elle aussi, était coutumière de ces initiations fortuites à un objet fortuit, de ces attachements inattendus à un objet quelconque qui tire attache... oh... vraiment, ces deux-là avaient plus d'un point commun!" p101
"Un homme mûr ne peut être supportable pour un autre qu'en tant que renoncement, lorsqu'il renonce à lui-même pour incarner autre chose - l'honneur, la vertu, la patrie, la lutte... Mais un homme qui n'est qu'un homme - quelle horreur !" p186
"Je pensais que, profitant de son affaiblissement, nous parviendrions peut-être à nous lier, à nous affermir, que nous deviendrions hommes avec suffisamment de puissance pour ne plus être dégoûtés de nous-mêmes -car on n'est jamais dégoûtés de soi, car il suffit d'être soi-même pour ne plus être dégoûté!" p217