Je ne serais pas qui je suis sans ma mère. Elle m'a porté à bout de bras pendant les 15 premières années de ma vie, dressée contre l'univers tout entier qui ne me voulait guère de bien. Contre mon père qui sombrait dans la défaite et l'isolement. Contre nos racines humbles qui me tiraient vers le bas. Contre un monde d'où le rêve était alors banni. Elle a vécu pour moi, fils unique, et elle n'a rien fait de sa vie qui ne m'ait pas servi, d'une manière ou d'une autre.


Je ne suis pas arrivé à quoi que ce soit d'exceptionnel. Je ne suis pas un écrivain reconnu, je n'ai pas servi glorieusement dans des guerres lointaines (car j'ai eu la chance de vivre ma vie en temps de paix, tout au moins pour la partie du monde qui me concernait directement). Je ne suis même pas devenu diplomate. Mais j'ai bien vécu, j'ai fait de beaux métiers, et surtout j'ai parcouru le monde, comme elle m'en avait si jeune donné le goût. J'ai aimé bien des femmes et j'ai été aimé par certaines en retour. J'ai vécu milles aventures, la plupart du temps dérisoires, parfois grotesques, que m'envient ceux qui n'ont pas eu la chance comme moi de partir. De partir parce que maman savait que la plus belle chance qu'elle pouvait me donner, c'était le goût du départ. J'ai échappé à la malédiction de nos racines polonaises, qui, dans ma famille, nous gonflent d'une sève vitale puissante, pour mieux nous clouer au sol quand nous voulons prendre notre envol. Moi, grâce à maman, j'ai pris mon envol, et peu importe finalement si mon vol a été lourd et disgracieux. Si je n'ai pas laissé dans le ciel de traces mémorables. Grâce à maman, j'ai vécu.


A 60 ans, je viens de refermer "la Promesse de l'Aube" de Romain Gary, que je lisais pour la première fois. Je ne sais pas pourquoi je ne l'avais pas lu avant, mais je sais bien que je n'étais pas encore prêt, jusqu'à aujourd'hui, à le lire. A le comprendre. A l'aimer autant que je l'ai aimé. A chaque page que j'ai tournée, j'ai ri, j'ai pleuré, j'ai regardé le ciel. J'ai même brandi mes poings contre ce ciel que je sais, que j'ai toujours su, grâce à ma mère, être vide. Je viens de lire l'un des 20 livres qui m'a le plus enchanté, le plus époustouflé de ma vie. Mais même ça ne serait rien si ce n'était l'un des seuls livres que j'aie jamais lus qui m'a rapproché de ma maman, cette maman que j'ai si souvent, si longtemps abandonnée pour courir le monde, comme elle m'avait si bien encouragé à le faire.


Je pense que, à la différence de Romain, je ne me tirerai pas une balle dans la tête. Ou tout au moins pas encore. J'ai encore au moins deux enfants, les deux plus jeunes, que je peux aider à grandir dans le monde. Il n'est pas trop tard. Il n'est en fait jamais trop tard, et c'est sans doute la seule chose que Romain Gary, qui avait compris tant de choses au ridicule de la vie humaine, n'avait pas voulu comprendre.


J'ai 60 ans et la semaine dernière, j'ai dû confier ma maman aux soins d'une institution spécialisée. Alzheimer est une tragédie. Ma mère est déjà en train d'oublier qui je suis. Mais moi je ne l'oublierai pas.


Merci, Romain.


[Ecrit en 2018]

EricDebarnot
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le 15 avr. 2018

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Eric BBYoda

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