Critique de Shaynning
BD adulte de 2020, "Chinese Queer" est ce genre de Bd qui comporte une forte dimension philosophique existentielle, un côté de critique sociale et un graphisme assez particulier.Faire un résumé de...
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le 22 mai 2022
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Incontournable Février 2025
J'admets avoir eu une hésitation par rapport au message de cet album. Non pas que je ne crois pas en l'importance de l'empathie, mais compte tenu de ce qui se passe en littérature quand à la banalisation de la violence sous toute ses formes et même de son usage pour pimenter les relations amoureuses ( ce qui fait de ces romances des relations toxiques), je me sens toujours perplexe quand on tend à excuser les comportements toxiques. Mais j'ai décidé que l'axe important de cette histoire, à savoir que les gens ne deviennent pas bourrus et désagréables sans raisons, reste importante à comprendre. On ne doit JAMAIS excuser le violences, peut importe sa forme, mais je pense que le Vivre ensemble nécessite une meilleure compréhension de l'impact des violences sur les gens. Donc, de quoi est-il question dans cet album jeunesse?
Un jeune garçon nous parle de cette femme particulière qui vit au rez-de-chaussé de son immeuble. Irritable, pointilleuse et passant son temps à enguirlander tout le monde, ce n'est pas surprenant qu'on la surnomme "La reprochante". Elle ne fait aucune exception, que ce soit le facteur, les passagers du bus, les habitants de l'immeuble et même son propre chat. Un jour, le narrateur décide d'investiguer. Il découvre que la femme en survêtement rouge travaille dans un endroit appelé "La grande fête". Et il découvre qu'ironiquement, on lui fait effectivement sa "fête" à cette madame.
Les deux propriétaires sont odieux avec elle, l'invectivant pour un oui et un non, dénigrant son travail, ils sont tyranniques avec elle, alors qu'elle leur sert de concierge. Notre narrateur la surprend même à pleurer sans bruit, se reprochant de leur accorder trop d'intérêt. "Ils n'en valent pas la peine", chuchote-t-elle, même si visiblement, ce qu'ils lui font subir l'atteint profondément. Notre intrépide petit garçon est perplexe et se pose des questions sur la vie de cette personne, dont l'envers du décor donne un regard nouveau sur ses comportements désagréables. Il a alors une idée. Armé de ses découvertes et de ses réflexions, il parvient à convaincre les habitants de son immeuble de préparer un somptueux retour pour la Reprochante. Des "merci pour ton travail", des ballons, des lumières et des applaudissements accueillent donc la femme à son retour de travail. Il y a même des feux d'artifices! La dame est désarçonnée et balbutie même quand elle demande si "ce cirque" est pour elle. Il y a même des cadeaux qui l'attendent sur son paillasson. Malheureusement, la femme entre chez elle sans rien prendre et le tout finit à la poubelle. Tout? Non. Seul une petite boite de pâté pour chat résiste à son intransigeance et se fait maintenant savouré par le chat blanc de la Reprochante.
La vie reprend son cours. Toutefois, le narrateur constate un changement: Cette femme qui habitait dans le noir le plus total a ouvert ses volets. "Ça prendrait le temps que ça prendrait. Mais le soleil, dorénavant, pouvait entrer".
Il y a beaucoup de choses que je décode dans cet album. On constate tout d'abord le profil de notre antagoniste. La "Reprochante" est dépeinte non seulement dans le texte et les illustrations mais aussi à travers les réflexions de notre narrateur. Déjà, une personne qui vit avec des volets fermés et sans la moindre lumière allumée me semble une métaphore de son estime de soi. Le narrateur se pose même la question: Dans son enfance, était-elle du genre à enguirlander ses poupées? Lui a-t-on apprit à être gentille? L'a-t-on jamais félicitée? Quelle "noirceur" est la sienne, celle dans laquelle elle s'est littéralement enfermée? S'il y a une chose qu'on sait maintenant, c'est que règle générale, à moins d'être un pervers ou un psychopathe, rare sont les gens mesquins et intimidateurs qui sont bien dans leurs souliers. Ce n'est pas "normal" d'être désagréable, ce qui sous-tend qu'il y a des enjeux quelque part. Je mentionne que dans les illustrations, nous voyons même un état de délabrement dans son logement. Je ne dis pas que c'est systématiquement le cas, mais un intérieur négligé est souvent un signe de mésestime personnel. Pourquoi se donner la peine de prendre soin de soi ou de son milieu quand on entretient envers soi un profond mépris?
Enfin, je remarque comme le narrateur qu'on ignore son nom. Ça semble anodin, mais ça ajoute à la "dépersonnalisation' du personnage, qui n'a même pas la faveur d'être nommée. Son prénom fut remplacé par son surnom, ce qui illustre à quel point elle est davantage incarnée par son comportement que son identité réelle. Donc, nous avons beaucoup d'indices à savoir que notre Chicaneuse incorrigible est probablement malheureuse et il y a fort à parier qu'elle ne connait que ce langage méprisant pour entrer en relation avec les autres. Ou encore, elle se sert des autres comme exutoire à la violence qu'elle vit.
Est-ce correct ce genre de comportement? Non, évidemment. Les autres n'ont pas à subir la violence des autres, il n'y a pas d'excuses à la violence. Je l'ai souvent formulé sur mes critiques, mais quand je vois des personnages intimidateurs, hommes violents et/ou bad boys se faire traiter en pauvre petites victimes par des filles naïves et mal dans leur peau dans la fiction, lâchement cachés derrière leur prétendu passé difficile pour se justifier d'être des trou-de-cul avec tout le monde - leur conjointe inclue - et pour éviter de devoir faire l'effort de changer - ça m'indigne. Oui, il faut faire preuve d'empathie, mais pas pour que les gens se confortent dans leurs comportements violents. On fait preuve d'empathie pour qu'ils en sortent. Et travailler les comportements avec la personne , ce n'est pas le rôle des amoureuses, mais le rôle des intervenants psychosociaux. Être un allié ne signifie pas se sacrifier pour "sauver" des individus violents, ça c'est un problème. Dans le présent album, j'avais un peu l'impression que le message suivait cette logique, que pour "changer" cette femme désagréable et violente à sa façon, il fallait l'excuser. D'ailleurs, la petite fête ne lui a pas fait changer ses comportements. Je pense que ç'aurait été intéressant qu'un personnage refuse de se faire traiter ainsi, car derrière les grands aboyeurs se cachent très souvent des gens facilement apeurés.
Ce que j'ai apprécié plus spécialement dans cet album est l'élément empathique du narrateur. Il a eu le bon réflexe, et ce malgré son jeune âge, de s’interroger sur le vécu de la Reprochante. C'est ce message que je trouve fondamental et qui m'a fait le placer parmi les incontournables. C'est cette empathie qui lui a inspiré sa petite escapade, où il découvre que cette femme est sous emprise. Oui, "emprise", comme pour les individus violents. Il y a dans les comportements des dynamiques plus vicieuses qu'il n'y parait. C'est cette emprise qui entretient le rapport inégal dans le temps entre la femme et ses deux intimidateurs. C'est cette dynamique qui la maintient dans cet état d'estime fragilisé. Pire, c'est sans doute aussi cette emprise qui l'empêche de les dénoncer. C'est étrange à dire, mais ces rapports de force malsains vient avec une forme de dépendance ( comme chez les personnes victimes de violence domestiques). C'est peut-être ce qui explique pourquoi cette femme ne quitte pas son travail. Ces deux patrons ont tellement réussis à la dénigrer et lui faire douter de ses capacités qu'elle ne sent sans doute pas "apte" à tout autre travail. En clair, elle "croit" ses bourreaux et c'est ça le drame. C'est cette dimension que je trouve pertinente dans cette histoire et qu'il faut comprendre pour mieux la dénoncer.
Il n'est pas encore très courant de parler de la violence psychologique dans la littérature jeunesse et quand je vois ces odieuses "dark romance", ces glorifications éhontées de relations violentes actuellement populaires. j'ai envie de dire que la littérature adulte est tout aussi larguée sur le sujet. La violence psychologique s’exerce par des mots et par le non-verbal. C'est un contrôle maintenant par diverses formes de manipulations. Elle est vicieuse car elle est peut être très sournoise et progressive. Surtout, elle ne laisse pas de marques visibles. Elle fait toutefois de gros dégâts, n'en doutez pas. Affaiblissement de l'estime de soi, perte de confiance en soi et envers les autres, impacts sur l'équilibre de l'humeur, dévalorisation psychologique et même physiques, j'en aurais pour des lignes et des lignes à dresser les impacts concrets de la violence psychologique. Paradoxalement, c'est celle qui est la mois bien comprise et celle que les gens ne savent pas repérer ( en atteste encore une fois les romans bourrés de ce genre de désinformation). Et un autre drame que je vois souvent, et les dark romance capitalisent là-dessus, les victimes de la violence psychologiques sont souvent des gens vulnérables. Toutefois, ce n'est pas systématique: toutes les personnes peuvent en vivre, pensons notamment aux enfants victimes d’intimation à l'école, aux employés victimes de patrons abusifs, aux femmes/hommes victimes des conjoint.e.s violent.e.s et ce, indépendamment de leur intelligence ou de leur statut social.
Aussi, je le mentionne parce que je trouve le détail important: les deux bourreaux sont "beaux". On est loin des gros méchants caricaturaux moches et informes, on a deux belles personnes minces et coquettes. Pire que ça, ils sont habillés avec des accessoires clownesques et colorés. Ça c'est génial de la part des auteurs-illustrateurs, je leur en sied gré. Pourquoi est-ce important? Parce que ça illustre à quel point les gens violents peuvent être n'importe qui, même ceux et celles qui ont l'air gentils et amusants. C'est même souvent le cas. Ce qu'il y a de sinistre, cependant, quand on y pense, c'est que ces deux vendeurs de fête sont probablement guillerets et joyeux avec leur clientèle ( thématique festive oblige) , ce qui signifie qu'ils sont par conséquent hypocrites. Comment expliquer ce changement de visage et d'attitude envers la Reprochante autrement?
En ce qui concerne la fin, je remarque deux petits changement chez la Reprochante. Le premier est évidemment celle qu'on voit le mieux: Elle a ouvert ses fenêtres et allume sa lumière, ce qui par extension symbolise l'espoir. Ça leur a fait du bien cette petite fête, même si les habitudes ont la vie dur et qu'elle a rejeté la plus grosse part des cadeaux. En même temps, c'est réaliste, les changements de comportements et la reconstruction de l'estime de soi prennent du temps, ce n'est pas magique. L'autre petite changement, pour sa part, concerne son chat. Elle a certes refusé les cadeaux pour elle ( peut-elle considère-t-elle ne pas les mériter?), mais la boite de pâté à été ouverte pour son chat. On voit d'ailleurs ce même chat à la page finale venir se frotter le dos sur les jambes de notre narrateur, ce qui illustre qu'il sort maintenant ce chat. J'ai envie de penser que c'est cet animal qui va être un gros facteur aidant pour la suite, car il est présent et on connait les impacts favorable des animaux sur les gens.
Quand au visuel, il est riche, détaillé, coloré et les expressions sont claires. Il y a quelque chose qui m'intrigue dans la double-page où on voit la Reprochante jeune. Le narrateur s'imagine une jeune fille en robe fleurie en train de gronder sa poupée, mais le choix du lieu m'a étonné. D'ordinaire, les enfants jouent dans leur chambre ou une pièce prévue à cet effet. Toutefois, ici, elle est semi-cachée sous un table de cuisine vidée de ses adultes, dont on voit des bries entamées, des verres de vin inachevés et des chaises vides. L'auteur écrit: "Au fond de ses poches, n'avait-elle rien d'autre que des reproches?". L'impression que ça me donne, c'est que cette fillette a entendu les adultes de cette table se faire des reproches au-dessus des bries et des coupes de vin et qu'elle, cachée sous cette table avec sa poupée, les imite. Ce que j'aime de cette possibilité est l'importance des adultes dans leur capacité à donner l'exemple et de fournir des modèles de résolution de problèmes adéquats aux enfants. Je ne pense pas que ce ne soit que ça, l'identité de cette femme tourmentée est sans doute la somme de toute sorte d'éléments, mais la résolution de conflit et la communication saine sont des aspects importants dans le coffre à outil relationnel des gens. Si elle a peu apprit l'un comme l'autre, ça n'aide certainement pas à sa situation actuelle.
Dernier petits détails visuels: Je trouve le narrateur vraiment mignon. Il est sensible, empathique, il a quelque chose de lumineux. Il a même de jolies boucles sur la tête. Ça m'a particulièrement touchée quand il a posé sa mains sur le sol, la Reprochante vivant juste en dessus, l'air de se demander comment lui apporter du soutient après avoir vu de ses yeux sa situation. La page où on voit la femme en larmes en train de balayer est aussi percutante.
Connaissant les profs qui viennent à notre librairie, je pense que cet album suscitera leur attention pour parler de Vivre-Ensemble, de comportement, d'empathie et de la violence psychologique. Il peut même servir le thème de l'intimidation, parce que ce que vit la Reprochante en est tout-à-fait. Un album idéal pour les lectorats plus vieux également, dont le bassin de livres n'est pas aussi grand que celui des tout-petits.
Un album qui fera réfléchir.
Pour un lectorat débutant du premier cycle primaire et plus, 6-7 ans+ (**Je pense que les lectorats du 2e et 3e cycles seront davantage en mesure de comprendre les tenants et aboutissants de la situation)
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