Incontournable Mars 2022


Version courte:


Les Méchants ont la tribune, descendants des plus illustres Méchants de l'univers des contes. Lycie, jeune descendante du Grand Méchant Loup, découvre qu'entre les nouveaux et les anciens contes, il y a une marge. Censurés, les contes offre une histoire manichéenne entre gentils et beaux héros injustement malmenés par des vilains pas beaux Méchants, qui gachent ainsi leur Droit inné au bonheur superficiel bien mérité. Entre le Manoir, refuge pour les descendants des Méchants, et le Royaume, leurs alter ego Gentils, la "guerre" se fait minutieusement, à grand renfort de bistouri et de fausses promesses. Vous ne verrez jamais plus les contes de la même manière.


Version exhaustive ( Parce que les bons romans méritent qu'on en parle):


Les réécritures de conte ont la cote en ce moment, avec les séries "Pays des contes", "École du Bien et du Mal, "Les chroniques Lunaires", les romans de Flore Vesco "D'or et d'oreillers" et les "Estranges malaventures de Mirella" et j'en passe! Mais ici, on est plutôt dans la Rectitude de Conte, en ce sens où on nous amène "de l'autre coté du miroir". Là, on découvre que les "Méchants" ( avec un "M") sont en réalité ostracisés et que leur réputation vient en réalité d'un judicieux choix de mots et de quelques réalités trafiquées. En somme, comme on le dit souvent: "L"Histoire est racontée par les vainqueurs". Et donc, si les "Gentils" sont les vainqueurs, qu'est-ce qu'ils ne nous ont pas raconté? Une histoire de censure, de lutte de classe sociale et de conformisme à travers une amusante réorganisation et réappropriation culturelle.


Notre protagoniste s'appelle Lycie, pas bien grande, pas bien grosse, porte des lunettes, bref, si ce n'était de ses crises de colère magistrales et de sa pilosité épanouie, ce serait sans doute une jeune fille comme les autres. Ce n'est néanmoins pas la seule à avoir ce qui ressemble à un trait stigmatisant. En effet, son camarade Hachem a un tempérament survolté et éprouve le plus grand mal à rester concentré. L'un comme l'autre ont souvent des soucis à l'école de ce fait. Un jour, Hachem trouve un papier scotché à un lampadaire sur lequel leurs comportements sont mentionnés et on y propose une solution. Il lance ironiquement à Lycie que ça pourrait lui faire du bien à elle aussi. Cependant, loin d'y trouver l'aide dont ils ont besoin, c'est au contraire un couple étrange qui les accueillent et leurs intentions dérapent vers une tentative d'enlèvement. Ils étaient loin de se douter qu'un duo de Princes charmants aussi musclé que bêtas leur coure après et que ceux-ci finissent décapités ( façon de parler) par l'une des descendantes de la célèbre Reine de Coeur, Judith. cette dernière va les mener vers le Manoir, lieu sécurisé où les descendants des Méchants peuvent renouer avec leur vraie nature et échapper au Royaume, les "Gentils", descendants eux aussi, qui tentent à tout prix de les normaliser et ainsi faire disparaitre leur héritage. Aux côtés d'une flopée de jeunes gens ayant eux aussi eu à s'adapter avec leurs défis lié à leur héritage génétique, Lycie découvre qu'au-delà de ce qu'elle croyait savoir des contes, il y a des réalités sociales et des enjeux bien concrets.


En premier lieu, je dois dire avoir été impressionné par les informations liées aux contes classiques, pas ceux de Disney, les "vrais", ceux issus pour la plupart de la tradition orale et couchés sur papier par des auteurs tels que les Frères Grim, Perrault, Andersen, etc. On découvre par le fait même que certains contes ont des équivalents à travers le monde, ce qui ouvre toutes grandes les portes de la diversité ethnique! Résultat, les descendants sont pour la plupart de couleurs et d'origines diverses, ce qui est franchement agréable.


Parmi les éléments notables qu'on peut observer dans ce roman par rapport à l'univers des contes, on retrouvera la division par classe sociale. Les "Gentils" sont au final "les vainqueurs" de leur conte respectifs, ce qui font d'eux les "héros" de facto. Or, L Histoire nous l'enseigne, les évènements sont racontées par les vainqueurs, rarement par les perdants. C'est donc de leur point de vue que sont narrés les contes. Qui plus est, ils sont pratiquement tous des bourgeois et des Nobles. Les Contes sont donc d'une certaine manière, une façon de glorifier l'Élite sociale en véhiculant leur faits d'armes, leurs idéaux et leurs conceptions de la réussite. Ainsi, on retrouvera leurs valeurs, que ce soit la condition médiocre des femmes en tant que poupée, utérus et trophée de chasse ( ah! le beau rôle de la princesse), la glorification de la beauté, le fait que la gentillesse est récompensée par une vie de gloire et de faste, ce genre de conneries. Ce qui est également remarquable, c'est cette façon qu'on les "Gentils" d'être cruellement dépersonnalisés parce qu'ils recherchent une homogénéité sociale, où tous se ressemblent et adhèrent collectivement aux même dictats sociaux et esthétiques. Il y a peu de place à la divesrité et donc à la pensée critique du même coup. On a donc un système en pyramide où chaque groupe a son rôle. C,est en fin de compte, la reproduction du modèle féodal et monarchique typique. Un.e gagnant.e, une foison de perdants.


Donc, les "Méchants" sont le parfait opposé: ils sont d'origine modeste, très diversifiés, ils ont des vices et des "handicaps", ce sont des "ratés", mais paradoxalement des êtres uniques et personnalisés. Les personnages en présence ont d'ailleurs tous un trait que les Gentils ne peuvent souffrir: kleptomanie, gloutonnerie, fatalisme, mesquinerie, crises de colère, hyperactivité, beauté moindre, etc. Les Gentils se moquent d'ailleurs du côté "Bric-à-brac" du Manoir, alors que le Royaume est un modèle de chaine de production efficace d'une rigide froideur .


C'est une grande ironie quand on y réfléchit deux minutes: les "Méchants" pourraient bien représenter nos jeunes avec des "défis", ou les atypiques, ou les "étiquetés", dont les écoles privés ne veulent surtout pas avoir entre leurs murs. À l'opposé, on a cette élite superficielle qui souhaite plus que tout être "dans la norme" et jouir du plus haut statut social possible, au point parfois d'être rien de plus qu'un autre visage Instagram comme un million d'autre. Cette même élite qui se croit "normale" et , pour reprendre les mots de la descendante de Blanche-Neige: "Conformes". de beaux petits produits élevés en serre qui feront la joie des élites adultes et des systèmes économiques d'aujourd'hui. Ironique, oui, parce qu'à bien des égards, les vieux contes classiques nous montre qu'au final, les deux extrêmes sont encore présents et se confrontent au quotidien. Pauvres contre riche, normal contre différent, idéal contre complexé. Bien sur, le monde n'est pas blanc ou noir, ce qui m'amène au second élément intéressant.


En second lieu, ce roman malmène les stéréotypes. Non seulement nous avons des atypiques joyeusement variés et amusants, ils sont diversifiés sur plusieurs plans. Pensons à Judith, costaude et guerrière, très altruiste, qui incarne une descendante de la Reine de Coeur. Pensons à Hachem, d'origine iranienne, petit, nerveux, hyperactif et capable de nouer des liens avec les gens très facilement. Il a une orientation sexuelle minoritaire, en plus. Basile est Noir, fier descendant de l'ancêtre de la Méchante Reine, qui a la mauvaise manie d'empoisonner la nourriture - surtout celle de Gwenaël, pour sa part incurable pessimiste à la limite apathique qui joue les fatalistes, descendant de la Reine des Neiges ( pas celle de Disney, peu s'en faut!). Il y a plusieurs autres personnages vraiment amusants, comme Cannelle, encyclopédie vivante au tempérament doux, qui a toujours faim.


Je dois bien sur ne pas oublié Lycie, notre lycanthrope jeune fille, elle aussi sortie des standard ennuyeux d'héroïne de roman. On est pas en présence de la jolie petite idiote de service qui bave sur le moindre beau gosse, comme tant de romans, plutôt une jeune fille sujette aux crises de colère, à la pilosité abondante et porteuse de lunettes. Comme beaucoup d'adolescent.e.s elle cherche sa place, avec des défis assez visibles et souhaiterais être plus "dans la norme". C'est souvent un thème récurrent chez les personnages adolescents cette idée de "différence" contre "normalité", mais au final, la normalité étant un construit social, accessoirement très peu inclusif et souvent très difficile à atteindre ( pour ne pas dire impossible), qu'est-ce que ça peut bien être d'être "normal"? Franchement, on n'en parle pas assez dans les écoles.


En troisième lieu, j'aime qu'on ait utilisé les contes classiques plus "originaux" et "vieux" pour illustrer que la "méchanceté" n'est au final qu'une question de point de vue. Les Gentils de certains contes ont été parfois incroyablement cruels et impitoyables contre ceux et celles qui leur ont causer du tort. Leur vengeance est parfois même bien pire que le soucis ou le crime en question. Nos belles princesses blondes et nos preux chevaliers sont glorifiés dans les contes, mais trop souvent on banalise leur méchanceté, tout simplement parce que ce sont "les héros". le fait d'être le héro semble légitimer leur méchanceté: ce sont les "gagnants" de l'histoire, il faut donc aller dans leur sens à eux. Les films de Shrek étaient sensationnels sur cette question. Bref, de ce côté là, le roman fait fort. C'est l'élément qui manque à trop de réécritures de conte, à mon avis.


L'enjeu principal de l'histoire tourne autours de la "guerre" entre les Gentils et les Méchants, qui a des airs de dictature. Je m'explique: sous prétexte de rendre la vie plus "facile" pour les descendants de Méchants, les "Gentils" offre des chirurgies et des traitements ( douloureux et irréversibles) à ces jeunes qui se cherchent. Ça me rappelle les régimes dictatoriaux , dans lesquels ont circonscrits les atypiques dans des cases pour ensuite les "rééduquer" correctement, selon les normes et valeurs en vigueur. C'est un peu se qui se passe ici: on les cherchent, on les transforme sans éthique ni consentement libre et éclairé, on cherche à détruire cette diversité, cette différence qui ne leur plait pas. Une minutieuse purge sociale, en somme. Ça ressemble aussi avec la dictature des canons esthétiques modernes, impitoyables et armé des technologies pour insister sur des changements toujours plus radicaux. le concept en soit n'est pas nouveau, mais il est bien ficelé avec l'univers des contes, bien pensé.


L'auteur s'amuse avec les standards de personnages, les traits convenus, les clichés, ce genre de choses. Il y a avait beaucoup d'éléments intéressants, on sent la recherche derrière tout ça. Néanmoins, certains éléments sont restés un peu flous, comme les "soldats" devenus "Prince charmants", on ne sait pas trop pourquoi ils le sont devenus, ni comment. Comme c'est un roman unique, je pense que compte tenu du niveau de détails en présence, s'aurait presque été mieux d'avoir une série pour les asseoir tous. Parce que de l'idée, il y en a!


Côté texte, c'est très facile. Les temps de verbe sont souvent au Présent de l'indicatif, il y a peu de longues descriptions et les dialogues prennent beaucoup de place. Les références sont quand à elle nombreuses, mais souvent dans les dialogues , précisément. On a peu de mots complexes et s'il y en a, souvent de la part de Cannelle, on a une explication ou un synonyme pour appuyer le mot. Ça pourrait sembler simple si on se fit à l'écriture seule, mais c'est le contenu qui est riche. En outre, avec un français accessible, on peut donc rejoindre le lectorat de la 4e année primaire. les noms de chapitres sont souvent des clin d’œils ou des jeux de mots, et sont drôles.


Donc, après cette longue critique, je conclus en disant que je suis assez convaincu par ce roman, qui est aussi drôle qu'intéressant. Les réécritures de contes s'attardent souvent aux détails de décor, d'objets et de personnages, mais rarement ils s'attaquent aux messages qui sont véhiculés par eux, comme cette tendance à glorifier une Élite difficilement accessible, de créer des complexes physiques et de censurer la réalité sociale au profit de valeurs plus commerciales ( La bannière Disney est une championne là-dessus!). Il ne faut pas oublier, je pense, que les contes avaient autrefois un mandat éducatif et qu'ils sont par conséquent très punitifs et manichéens. Ils avaient aussi court dans un contexte social, politique et historique très différent. En ce sens, les contes ont parfois un gros décalage moral avec aujourd'hui et leur "modernisation" n'est pas toujours faite avec les meilleurs intentions. Trop souvent, même , on en garde le pire: la superficialité et la stupidité des princesses, la virilité à la con des princes, la toute puissance du Grand Amour avec un Gros A ( mais bien sur, si la fille est moche, ça ne s'applique pas, comprit?), la gentillesse en paiement d'une vie meilleure, la glorification de la jeunesse sur la vieillesse, l'impératif masculin aux personnages féminin, la dévalorisation de la curiosité et de la diversité et j'en passe!


Bon, j'ai encore extrapolé, je m'arrête ici. Toute cette encre versée pour vous dire que c'est un bon roman, très mignon et très socialement intéressant, qui peut très bien servir à déconstruire des stéréotypes et malmener les contes encore un peu plus. On a du rattrapage à faire sur la question des stéréotypes à tous niveaux , autant commencer ici.


La couverture est très fidèle au texte, en plus d'être visuellement très belle.


Pour un lectorat à partir de la 4e année primaire, 10 ans+.


P.S. Je ne sais pas pourquoi, mais la couverture qu'on a reçu est légèrement différente: il n'y a que deux Princes Charmants sur les nôtres, alors qu'il y en a quatre sur celle des sites. Étrange.


P.P.S. Je vous suggère le roman "Cendrillon et moi", de Danielle Teller, une canadienne, un excellent "Envers de Miroir" de Cendrillon, qui reprend des éléments du conte original, mais sans magie, dans un contexte historique beaucoup plus plausible, et qui donne des nuances aux personnages. Agnès, de son prénom, n'était pas l'affreuse belle-mère qu'on a toujours imaginé, mais une femme qui a du lutter toute sa vie contre les injustices de son rang modeste et de sa condition de femme. Une réécriture soignée, crédible et humaine.

Shaynning

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