A l'instar de Fleur Pèlerin, je ne pouvais rester plus longtemps ignorant de l'oeuvre de Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature 2014... "La Ronde de nuit" donc, deuxième roman de cet auteur, sur le thème peu plaisant de la collaboration avec les nazis... (Modiano a aussi co-écrit le scénario du sinistre (mais très bon) film "Lacombe Lucien" sur ce thème).
Je sors très content de ce bouquin. Si le démarrage vous surprend, insistez un peu, car la confusion de style qui s'établit tout d'abord, l'avalanche de noms qui dansent une ronde affolante autour de vous (les première pages présentent vraiment une vision subjective quasi-cinématographique) va vite s’éclairer et la profonde mécanique de livre s'impose comme une évidence et un superbe exercice.
Le narrateur, personnage flou, indécis, à l'identité fuyante (est-il le fils de Staviski? celui du docteur Petiot? Est-il seulement quelqu'un? Meurseault? ) nous raconte l'incroyable dilemme qui le menace : il est chargé par un groupe de gangsters nazis d'infiltrer un groupe de résistants. Il est chargé par ce groupe de résistants d'infiltrer le groupe de gangster nazis... Pourquoi en est-il là? Par faiblesse, parce qu'il est plus facile de subir que d'exister. Par désintérêt peut-être: sa mère a déjà fui en Suisse, comme la mère de "L'étranger" est morte au début du roman.
Le narrateur est un centre vide, un vortex qui crée autour de lui une ronde infernale de héros trop héroïques et d'ordures trop familières qui vont tous orbiter de plus en plus près de lui. Il n'y a qu'un chemin possible : la trahison...
"La ronde de nuit" est une expérience vertigineuse : Modiano, non content de brouiller l'identité de son héros, d'affubler des noms de scènes à tous ses personnages, va redoubler son récit, va éclater la trame temporelle de l'intrigue, va introduire de l'irréel, du fantasmé dans une réalité atroce (certains personnages sont peut-être imaginaires). Il s'en suit une lecture qui peut surprendre en effet, mais une lecture d'une extraordinaire force et richesse. Modiano nous place dans la tête de son personnage tandis qu'il examine le mérite des mafieux, les rêves des résistants, et nous révèle peu à peu les rouages d'une terrible décision.
Le roman fait un usage magnifique de la carte de Paris, que nous traversons de quartier en quartier de souvenirs en visite guidée, comme il fait revivre de nombreuses chansons qui font respirer un texte très dense. C'est vraiment bluffant, d'une efficacité chirurgicale... .
En mourir. Seul, comme un grand. Judas, mon frère aîné. Nous étions l'un et l'autre d'un naturel méfiant. Nous n'espérions rien de nos semblables, ni de nous-même, ni d'un sauveteur éventuel. Aurais-je la force de suivre ton exemple jusqu'au bout?
Je regrette de ne pas avoir ouvert ce livre plus tôt, qui dormait sur une étagère et qui se lit si vite. Certes certains procédés (le redoublement, al subjectivité) ont surement été déjà utilisés mais tout de même quelle maestria (enfin avec un Nobel , on ne s'attends pas à de l'amateurisme...)! Recommandé!