Depuis le chef d’œuvre absolu – et tour de force littéraire – que constitue 1275 âmes (ou plutôt Pottsville, 1280 habitants) de Jim Thompson, l’amateur de romans policiers sait qu’il ne faut pas se fier à un policier pas très fin, chargé de faire « régner l’ordre » dans une petite ville où il ne se passe apparemment pas grand-chose. Mais aussi qu’il sera difficile à qui que ce soit de battre Thompson sur son propre terrain, en termes de nihilisme, de noirceur et d’humour combinés.

C’est pourtant ce genre de défi impossible que semble avoir décidé de relever Marto Pariente, écrivain espagnol qui a attiré l’attention avec son second roman, La sagesse de l’idiot. On y rencontre Toni Trinidad, le flic (il est seul) du village (imaginaire) d’Ascuas, dans la province de Guadalajara. Non seulement Toni semble presque simplet, mais il est aussi particulièrement paresseux. Pire, il souffre d’une violente phobie, qui le conduit à s’évanouir à la vue de la moindre goutte de sang : heureusement que la probabilité que le sang coule à Ascuas est proche de zéro ! Il n’y a que deux personnes importantes dans la vie de Toni, son ami Triste et sa sœur Vega, qui tient la casse automobile du coin. Le problème est que le même jour, Triste est retrouvé pendu dans des circonstances douteuses, tandis que Vega tente de dérober l’argent de trafiquants de drogue pour pouvoir changer – enfin – de vie. Toni va alors se retrouver obligé de faire – a minima – son métier d’enquêteur, mais aussi de se démener pour aider cette sœur qu’il aime plus que tout au monde. Et les raisons de tourner de l’œil ne vont pas lui manquer dans les jours qui suivront !

La sagesse de l’idiot est construit comme une succession rapide de chapitres relatant une histoire très complexe, avec une multitude personnages pittoresques – aussi grotesques qu’effrayants -, et adoptant trois points de vue : celui de Toni (le « je », le narrateur), celui de Vega (auquel Pariente s’adresse en utilisant le « tu »), et celui du narrateur qui nous raconte des événements dont ni Vega ni Toni ne sont témoins, mais vont impacter et durement leur destinée.

La lecture de La sagesse de l’idiot nous offrant un crescendo de violence, on réalise que le modèle de Pariente n’est sans doute pas 1275 âmes, mais plutôt le cinéma des Frères Coen, et évidemment le film Fargo en premier lieu. Car la méchanceté générale des personnages n’a d’égal que leur bêtise, et c’est le hasard et la malchance plus que quoi que ce soit d’autre qui va déterminer le succès (rare) ou l’échec (fréquent) de leurs plans ou de leurs simples tentatives de survie. Même si les USA profonds ont été ici remplacés par la campagne espagnole (mais on n’est pas si loin de Madrid, regardez sur une carte qui vous ne connaissez pas la communauté de Castilla-La Mancha !), on n’est pas vraiment dépaysé : trafiquants de drogues minables, promoteurs et banquiers véreux, tueurs froids et déterminés, la galerie de personnages n’est pas forcément très originale, mais reste délicieusement croquée par la plume ironique de Pariente.

On ne s’ennuie pas un instant à la lecture de La sagesse de l’idiot, on rit beaucoup, on apprécie certaines astuces narratives (comme le fait de ne pas nous faire vivre directement certains événements violents, mais d’en parler a posteriori, à partir de leurs conséquences), et on le referme en comprenant pourquoi il a ramassé plusieurs prix littéraires en Espagne. La seule chose que l’on pourrait lui reprocher, c’est qu’à partir de la destinée furieusement tragique de Vega et Toni, Pariente aurait pu construire un roman plus.. profond, plus fort psychologiquement, voire même nous offrir une vision métaphysique de la noirceur humaine. Mais Pariente n’est pas (pas encore ?) un nouveau Jim Thompson.

[Critique écrite en 2024]

https://www.benzinemag.net/2024/07/04/la-sagesse-de-lidiot-de-marto-pariente-la-vue-du-sang/

EricDebarnot
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le 4 juil. 2024

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