Si, comme le pensait Heidegger, la condition d’apparaître est toujours le monde, si tout existant est en coexistence avec d’autres étants, si un être au monde n’est pas d’abord intention ou conscience, ni consigne, mais présence, ce roman remplit bien la mission de rendre compte d’une ambiance, d’une atmosphère où s’épanouissait à Paris la fine fleur de l’intelligentsia d’alors.


«  Roland Barthes est mort.
— Mais qui l’a tué ?
— Le système, bien sûr ! »
L’emploi du mot « système » confirme au policier ce qu’il redoutait : il est tombé chez les gauchistes. Il sait d’expérience qu’ils n’ont que ça à la bouche : la société pourrie, la lutte des classes, le « système »… Il attend la suite sans impatience. »


Barthes serait las de ses cours, se sentirait romancier frustré, vivant dans l’inachèvement de ses désirs, malgré sa reconnaissance déjà bien établie. Il devrait trier ses diapos.


« Il ne sent pas la morsure du froid. À peine entend-il les bruits de la rue. C’est un peu comme l’allégorie de la caverne à l’envers : le monde des idées dans lequel il s’est enfermé obscurcit sa perception du monde sensible. Autour de lui, il ne voit que des ombres. »


Binet se permet beaucoup dans ce roman, notamment une ironie mordante insufflée dans chaque ligne ou presque, à l’égard d’un milieu philosophico-universitaire souvent infatué et aux senteurs de formol qu’il dépoussière de façon plutôt heureuse, usant d’une imagination irrévérencieuse et réaliste à la fois.
Trop occupé à révolutionner la pensée humaine, Barthes a donc traversé à l’aveugle la rue des Écoles et s’est stupidement bouffé une vulgaire camionnette. Une gigantesque enquête tragi-comique, qui traverse les arcanes de la sémiologie, passant à Bologne, Venise, et s’échouant du côté de Naples, va se tisser au fil du roman.
Il sera question de Saussure, des RG vérifiant la nature de sa relation avec Mitterrand, de magnétisme nucléaire, de neuropsychologie du développement, de sociographie de l’Asie du Sud-Est, de Fraction Armée Spinoziste, de christianisme et de gnose dans l’Orient pré-islamique, de Crumb, Eco, James Bond, Sollers, Kristeva, Robbe-Grillet, Jean-Edern Hallier, Sartre, Lino Ventura, Debord, Duras, Platon, Connors, BHL, Pivot, Marchais, Cuba, Cure, Guibert, Dewaere, du temps des 504 et des DS, de l’hostilité policière à l'égard de tous ces branleurs d’intellos, du verbiage parfois abscons de Foucault et consorts, bref, de toute l’exception culturelle française sans l’esprit rive gauche, toujours avec une certaine tendresse doublée d’un sens didactique donnant aux novices l’envie d’en savoir plus, tant l’humour décapant de Binet aura su tout au long de ces pages positivement légères restituer l’univers intellectuel de ces années fastes pour la pensée française.


Une simple visite à l’Université de Vincennes donnera le ton :


« Bayard, qui se souvient de ses lointaines années de droit à Assas, découvre un lieu tout à fait dépaysant : pour accéder aux salles de cours, il doit traverser une sorte de souk peuplé d’Africains, enjamber des drogués comateux affalés par terre, passer devant un bassin sans eau rempli de détritus, longer des murs lépreux recouverts d’affiches et de graffitis sur lesquelles il peut lire : « Professeurs, étudiants, recteurs, personnel ATOS : crevez, salopes ! » ; « Non à la fermeture du souk alimentaire » ; « Non au déménagement de Vincennes à Nogent » ; « Non au déménagement de Vincennes à Marne-la-Vallée » ; « Non au déménagement de Vincennes à Savigny-sur-Orge » ; « Non au déménagement de Vincennes à Saint-Denis » ; « Vive la révolution prolétarienne » ; « Vive la révolution iranienne » ; « maos = fachos » ; « trostkystes = staliniens » ; « Lacan = flic » ; « Badiou = nazi » ; « Althusser = assassin » ; « Deleuze = baise ta mère » ; « Cixous = baise-moi » ; « Foucault = pute de Khomeiny » ; « Barthes = social-traître prochinois » ; « Calliclès = SS » ; « Il est interdit d’interdire d’interdire » ; « Union de la gauche = dans ton cul » ; « Viens chez moi, on va lire Le Capital ! signé : Balibar »… »


Extrait de : La septième fonction du langage. Laurent Binet. Roman. Grasset.

ThomasRoussot
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs livres de 2015

Créée

le 24 août 2015

Critique lue 1.5K fois

9 j'aime

ThomasRoussot

Écrit par

Critique lue 1.5K fois

9

D'autres avis sur La Septième Fonction du langage

La Septième Fonction du langage
Nadouch03
4

Plongée dans un fouillis politico-linguistique...

Ah qu'il est difficile de noter et critiquer ce roman ! Presque aussi difficile qu'il m'a été de le finir ! Car, si je me suis délectée du premier tiers, au bout d'un moment je me suis lassée des...

le 19 oct. 2015

9 j'aime

La Septième Fonction du langage
AntonJørgen
3

Brice de Nice au pays des sémiologues

Cela commence pourtant si bien. De l'intrigue. Un meurtre. Une brute assumée de policier qui doit se coltiner toute l'intelligentsia parisienne, verbeuse et délirante, pour mener son enquête. Des...

le 7 nov. 2016

8 j'aime

1

Du même critique

Boussole
ThomasRoussot
4

Simili voyage

« Dans la vie il y a des blessures qui, comme une lèpre, rongent l’âme dans la solitude”, écrit l’Iranien Sadegh Hedayat au début de son roman La Chouette aveugle : ce petit homme à...

le 5 sept. 2015

12 j'aime

1

Un amour impossible
ThomasRoussot
2

De ce rien.

« C’était une sensation de vérité. Elle ne se sentait pas banalement remplie, mais annihilée, vidée de sa personnalité, réduite en poussière. Sa matière elle-même transformée, sa personne...

le 25 août 2015

12 j'aime

2

7
ThomasRoussot
4

7 à chier.

Tristan écrit comme un vieux garçon attardé coincé dans un bol de formol année 36 : « La fille se tourna vers le public : « Ah, ça vous amuse ? Gredins ! Chenapans ...

le 6 sept. 2015

9 j'aime