Totem et Tabou
Depuis plusieurs années, certains professionnels de la culture qui, dans leurs productions et prestations,occupent le terrain de manière fort spectaculaire, érigent discrètement un temple toujours...
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le 4 avr. 2011
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La pensée de Guy Debord est présentée comme platonicienne et marxiste. Curieux mélange s'il ne s'agissait en fait de poursuivre le fil de l'intuition platonicienne de la pensée de Marx.
Postulons que l'intuition fondamentale de Marx consiste en une sorte de gnose inversée. La gnose repose sur ce principe que toute connaissance véritable doit être trouvée par-delà les apparences, c'est-à-dire non pas dans ce monde matériel trompeur sinon mauvais, mais dans un au-delà de nature spirituelle. Ainsi Platon conçoit-il un monde suprasensible des Idées dont le monde terrestre ne serait que le reflet dégradé. Pour Marx, le postulat est inversé : ce n'est non pas la matière qui masque la vérité située dans l'esprit, mais au contraire le spirituel qui occulte la réalité du monde matériel, lequel est conçu comme le seul vrai. Toute l'activité de l'esprit (la religion, l'art, la culture, la pensée) ne serait donc que le produit d'une infrastructure matérielle, laquelle se confond avec l'organisation de la production, c'est-à-dire l'économie, la superstructure idéologique agissant sur le mode de la légitimation après-coup de cet ordre économique qui le précède. Il s'agit donc de dévoiler le mensonge de l'idéologie pour découvrir la vérité de l'organisation économico-sociale afin d'agir sur elle en en corrigeant les tares, notamment la division de la société en classes.
C'est en platonicien que Debord assimile la communauté humaine originelle à une Unité elle aussi originelle ; le mythe en serait la forme idéale qui garantit à la fois l'unité d'un temps cyclique conforme au caractère non-accumulatif du travail (qui vise ainsi non pas à poursuivre la courbe infinie d'une accumulation du capital mais simplement à répondre à l'éternel retour des besoins immédiats) mais également l'unité du discours et du ressenti individuel spontané, et donc authentique, sur le monde. Ce que tente d'exprimer la Société du Spectacle, c'est donc bien la perte de ce rapport authentique et spontané au temps et au monde ; la critique selon laquelle son propos serait d'emblée invalide puisque l'accès à la Vérité pleine et entière serait impossible me semble donc d'autant moins pertinente qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'un ouvrage sur l'essence de la vérité (ou en tout cas, pas sous ce rapport). La question de la Société du Spectacle concerne plutôt la Technique en ce qu'elle produit une aliénation de l'homme à un ensemble de contraintes lui interdisant tout rapport authentique à l'existence.
Pour Debord, la première rupture dans l'Unité originelle aurait ainsi été introduite par la division du travail, de laquelle découle bientôt la division de la société en classes. L'humanité entre donc dans l'ère du séparé. S'il pense avec Marx que la prise de conscience de l'histoire (c'est-à-dire d'un temps non cyclique façonné par les actions des hommes) est bel et bien une conquête de la vérité sur le mensonge, Debord rompt avec les marxistes dans la mesure où ceux-ci auraient souhaité déterminer par avance l'orientation de l'histoire, ce qui ne consisterait en tout état de cause qu'à imposer a priori une rationalité se voulant objective, quitte à nier la réalité au nom de l'absolue vérité de cette dernière. C'est ainsi que Debord interprète la dérive totalitaire soviétique, réellement le règne despotique d'une bureaucratie sur une masse aliénée de paysans, mais officiellement (dans le discours idéologique) la démocratie d'une société sans classes :
L'idéologie révolutionnaire, la cohérence du séparé dont le léninisme constitue le plus haut effort volontariste, détenant la gestion d'une réalité qui la repousse, avec le stalinisme reviendra à sa vérité dans l'incohérence. À ce moment l'idéologie n'est plus une arme, mais une fin. Le mensonge qui n'est plus contredit devient folie. La réalité aussi bien que son but sont dissous dans la proclamation idéologique totalitaire : tout ce qu'elle dit est tout ce qui est. C'est un primitivisme local du spectacle dont le rôle est cependant essentiel dans le développement du spectacle mondial.
Car telle est bien l'essence de la société du spectacle pour Debord : le règne totalitaire d'un mensonge d'autant plus vrai que domine sa base matérielle dans l'ordre économique et social.
Les faits idéologiques n'ont jamais été de simples chimères, mais la conscience déformée des réalités, et en tant que tels des facteurs réels exerçant en retour une réelle action déformante ; d'autant plus la matérialisation de l'idéologie qu'entraîne la réussite concrète de la production économique automatisée, dans la forme du spectacle, confond pratiquement avec la réalité sociale une idéologie qui a pu retailler tout le réel sur son modèle.
L'idéologie qui ici domine, c'est celle de la production, de l'accumulation du capital. Sa nécessité aliène dans un premier temps le travailleur à la machine. Le signe de cette aliénation est la dépossession du travailleur de son propre temps, c'est-à-dire, de ce temps de vie qui lui est imparti de vivre. Le spectacle est un discours légitimant cette dépossession en créant l'illusion d'une vie réellement vécue par le biais de la consommation : la publicité auréole les produits d'un sur-plus de vie (une voiture n'est pas qu'une voiture : c'est la promesse d'une aventure), le tourisme entretient l'illusion du voyage, les vacances créent l'espoir du retour répété d'un temps où la vie peut être authentiquement et pleinement vécue, la télévision offre à la contemplation passive la vie que l'on ne vivra jamais. Debord, comme tant d'autres à son époque, observe significativement la disparition récente de la mort dans l'expérience de la vie moderne. C'est que « cette absence sociale de la mort est identique à l'absence sociale de la vie. »
L'histoire conçue par les modernes comme un progrès vers quelque chose de déterminé détermine déjà, par avance, ce que l'homme est. Mais l'homme ainsi déterminé n'est jamais l'homme lui-même réellement, notamment dans sa nécessité d'un rapport authentique, c'est-à-dire immédiat, à la vérité. Ce rapport n'est vrai qu'en tant qu'il est authentique, comme une personne inauthentique est dans le langage courant dite « fausse », et vice versa. Ce n'est pas de toucher à la Vérité dans sa pureté que pose Debord comme nécessité — vérité que Debord n'essaye pas même de décrire ou de définir dans cet essai. C'est bien d'avoir un rapport vrai, au risque d'être illusoire, aux choses. L'ambivalence est ainsi montrée : « Alors que le temps cyclique était le temps de l'illusion immobile, vécu réellement, le temps spectaculaire est le temps de la réalité qui se transforme, vécu illusoirement. »
Le mythe, pour Debord, était l'expression intime d'un rapport authentique de l'homme aux choses et à l'histoire, c'est-à-dire l'expression d'un ressenti personnel, subjectif, qualitatif, par opposition au temps objectif de la production calculé en heures, minutes, secondes. La soumission de l'homme moderne aux impératifs de ce temps objectif illustre l'aliénation de l'homme à la Technique en général, c'est-à-dire à un ensemble de contraintes ordonnant de façon totalitaire la vie des hommes au nom de l'accumulation rationalisée et optimisée du capital, c'est-à-dire au nom d'une rationalité objective. Ce qu'il y a de vrai dans le mythe, c'est sa traduction d'un vécu immédiat, authentique, situé dans le domaine du sensible. Il me semble que, lorsqu'il appelle à une prise de conscience pleine et entière de la réalité de l'histoire (que ne serait pas l'illusion d'un progrès déterminé a priori dans le cadre d'une idéologie), Debord appelle à une sorte de dépassement du mythe où il s'agirait de vivre subjectivement non plus un temps cyclique mais « le temps de la réalité qui se transforme. » La résolution de cette contradiction engendrerait la résolution de toutes les autres : un tel rapport authentique à l'histoire ne pourrait être que le fait d'une communauté unie d'hommes se gouvernant harmonieusement dans l'unité sans division de classes ni division du travail d'une démocratie reflétant parfaitement l'authenticité de l'existence des hommes qui la compose.
Admettons qu'un tel idéal est probablement illusoire…
Il m'a en tout cas semblé lire dans ce petit essai tout autre chose (ou presque) que ce que sa réputation en dit. Je lui trouve un aspect mélangé, à cheval entre, disons, une pensée moderne finissante (la forme marxiste) et une pensée post-moderne naissante (la réflexion sur le mythe — on peut penser aux travaux de Gilbert Durand à la même époque —, l'inspiration platonicienne, encore qu'assez libre). Je ne saurais déterminer sa place dans l'histoire des idées ; en tout cas, dans la perspective d'une critique de la Technique, son propos me semble dans l'ensemble tout à fait stimulant.
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le 2 déc. 2022
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