Un volume de douze cents pages : à défaut d’une hypothétique exhaustivité, la Sorcière et l’Occident vise très large. Le sous-titre, « La Destruction de la sorcellerie en Europe, des origines aux grands bûchers », pose le cadre. La structure est globalement chronologique, et insiste naturellement sur les années 1550 à 1700, avec un « point culminant […] entre 1580 et 1630 » (p. 464-465) dans la mesure où « la sorcière ne fut pas une figure du Moyen Âge (qui s’en occupait assez peu), mais bien plutôt de la Renaissance et du début des Temps modernes » (p. 10).
L’idée d’un Moyen Âge particulièrement combustible à l’égard des sorcières – merci à la scène de la sorcière dans Sacré Graal ! – n’est pas la seule que l’ouvrage batte en brèche (1). Telle est son énorme qualité : dissiper des idées reçues et des représentations mentales associées à la sorcellerie. La Sorcière et l’Occident propose une vision extrêmement nuancée du phénomène, ce qui paraît logique lorsqu’on envisage la durée de la période et l’étendue du territoire considérés.
Un exemple parmi d’autres : « la grande différence qui sépare ceux qui pratiquaient cette magie-sorcellerie et ceux qui y avaient recours par l’intermédiaire d’un tiers. Les premiers, les prétendus sorciers, pensaient tenir leur pouvoir des forces qui étaient dans les choses, des interrelations secrètes dans l’univers, et qu’ils avaient seulement appris à canaliser ; les seconds, les utilisateurs pensaient que le sorcier, le magicien, l’homme de l’Art étaient la cause des phénomènes obtenus. Cette différence d’interprétation jouera beaucoup dans la répression et dans le dialogue de sourds qui la caractérisera » (p. 401-402).
Autrement dit, une accusation de sorcellerie peut tout à fait provenir d’un client mécontent de son prestataire.


Mille deux cents pages, j’y reviens, il faut un tel volume pour justifier certaines thèses. Dire, par exemple, que « Malgré ses sources multiples, le sabbat a fini par constituer un ensemble que nous n’oserons pas appeler littéraire, mais qui forme en tout cas un bien culturel, une œuvre sacrée, une cathédrale de mots, d’images et de fantasmes » (p. 854), implique de fournir des justifications. L’auteur les fournit ; non seulement elles me paraissent tout à fait pertinentes, mais elles sont claires.
À rebours d’historiens – notamment universitaires – qui semblent penser que plus leur réflexion est approfondie, plus ils se doivent de l’exposer par allusions dans un style à faire imploser la syntaxe, Guy Bechtel propose un travail lisible par n’importe quel lecteur curieux.
D’ailleurs, est-ce un livre d’histoire ? Sans doute, si l’on retient le caractère globalement chronologique et surtout l’utilisation de sources. Mais cette histoire-là lorgne du côté de ce que d’aucuns nommeraient histoire des mentalités, ou études culturelles, et que j’appelle culture générale. Car dans la Sorcière et l’Occident, il est aussi question de religion, de climatologie, de pyrotechnie ou encore, dans un sens, de psychologie (2).
Évidemment, tous ces domaines s’interpénètrent : « Le portrait-robot de la sorcière, au moins sa diffusion massive, se fait dans un climat de péril ressenti, notamment rural, où la sorcière va apparaître comme un résumé vivant de plusieurs hérésies ; paysanne, elle est proche des Jacques insoumis ; instruite des secrets de la nature, elle touche au paganisme et à la sexualité ; liée au Diable, elle porte atteinte à toutes les autorités, celle de Dieu et celle du roi » (p. 494). C’est d’ailleurs, me semble-t-il, ce qui fait la richesse de la figure de la sorcière, son succès – et ce qui explique les charretées de mauvais livres sur le sujet.


Le lecteur de cette critique qui ne s’est pas encore découragé l’aura remarqué : on est ici très loin d’une conception qui voudrait qu’un camp (les prétendues sorcières) soit victime d’un autre camp tout aussi clairement défini (les brûleurs fanatiques) sous les yeux d’un troisième plus ou moins passif et arriéré (le peuple) et sous un prétexte unique (l’accusation de sorcellerie). Car cette idée court tout au long de ces douze cents pages : « ces sorcières étaient bel et bien des sorcières, c’est-à-dire des femmes prétendant jeter des sorts, appelant des catastrophes naturelles, pratiquant le maléfice (maleficium) » (p. 17).
C’est une des idées-clés de l’ouvrage, dont découlent la plupart des autres : « la thèse qu’avant les grandes paniques qui envoyèrent n’importe qui au bûcher, la sorcellerie était non seulement rêvée mais pratiquée en Europe dans certaines couches de la population (en d’autres termes qu’il existait de vraies sorcières ou, en tout cas, que nombre de femmes ordinaires avaient de temps à autre recours à des pratiques magiques) » (p. 932).
Des sorcières seulement, et pas de sorciers ? J’y arrive. Quatre accusés sur cinq étaient des accusées. Que la misogynie (des juges, ou d’une époque, ou d’un milieu) explique ce fait, ça me paraît évident, et l’auteur ne le dément pas. Que cette misogynie soit la seule explication, ça nous paraît – à l’auteur et à moi, oui ! – insuffisant. À ce titre, l’ouvrage de 1997 contient en germe, sans les oblitérer, les considérations parfois pertinentes, du reste, qui depuis quelques années valent à la sorcière de se retrouver sous les feux de la rampe du féminisme – cf. Mona Chollet, etc.
Mais la lecture que Guy Bechtel fait du phénomène, sans manquer d’engagement (3), assume encore d’infinies nuances : « Comme causes de la persécution, on a avancé la volonté chrétienne d’éradiquer les restes du paganisme, un complot imaginé par l’Église pour liquider le manichéisme cathare, l’antiféminisme du temps, l’Inquisition et sa haine des hérésies, la Réforme, la Contre-Réforme, le zèle religieux de l’époque baroque, la naissance de l’État moderne, l’instauration du capitalisme, les guerres européennes, l’acculturation des campagnes, la négation des élites par le peuple… / Rien n’est tout à fait faux dans cette énumération qu’on pourrait prolonger » (p. 1135).


Il n’est pas surprenant que ce goût de la nuance se communique à des idées plus générales. La Sorcière et l’Occident rappelle qu’« on s’est beaucoup interrogé au sujet de ces démonologues, en raison de la contradiction entre l’outrance évidente de leurs propos – ce sont souvent de furieux fanatiques – et la qualité de leur esprit par ailleurs reconnue » (p. 577). Un élément de réponse se trouve cinq cents pages plus loin : « Contrairement à ce qu’on croit dans une vision de l’imprimerie libératrice qui s’est imposée avec le siècle des Lumières et surtout au XIXe siècle, ce premier livre, ce livre incunable a eu très longtemps une influence négative » (p. 1158).
Parce qu’après tout, le livre imprimé ne répand ni plus, ni moins de stupidités que les manuscrits. Simplement, il le fait plus vite et plus largement ; et Internet encore plus vite et encore plus largement…
À titre personnel, un autre fil rouge du livre m’a plu : l’idée que la sorcière naît autant de la réalité que de la fiction, quelles que soient les modalités de cette fiction – livres, rêves, fantasmes, langage… Ici, « il faut penser, si les juges ne parlaient pas comme les sorcières, que ce sont les sorcières qui avaient appris à parler comme les juges » (p. 611) ; ailleurs, « Tant qu’il y eut des sabbats, on crut aux sorciers, et tant qu’il y eut des sorciers, on crut aux sabbats » (p. 764).
À titre plus personnel encore, j’aime assez l’idée – à la lumière de laquelle il faut lire une partie des propos qui précèdent – que les sorcières « aient encore un message à notre attention : nous mettre en garde contre certains professeurs de pureté et de vertu » (p. 10).


(1) « Le Moyen Âge fut, beaucoup plus qu’on ne croit, très longtemps une période de bon sens » (p. 168). De même « dans un temps, le Moyen Âge, où l’on croyait profondément en Dieu, quel homme aurait été assez fou pour sacrifier son salut éternel au bénéfice provisoire de quelques biens matériels ? Un individualiste, par défi de Dieu ? Ce sont là des idées romantiques » (p. 268). Reconsidérer le Moyen Âge et plus généralement relativiser la périodisation historique (« à une certaine époque, Moyen Âge et Renaissance furent plus ou moins contemporains », p. 392 : la provocation n’est qu’apparente) sont d’ailleurs des traits récurrents de la Sorcière et l’Occident.


(2) « Résumée à l’essentiel, toute magie ne consiste au fond qu’à espérer, puis à s’attribuer ce qui survient, et il survient toujours quelque chose. » (p. 460). Dans le même ordre d’idées : « Le mage ne prie pas pour avoir, il s’approprie. Dans la religion (de Dieu ou du Diable), on dépend ; dans la magie, on est le maître » (p. 47).
Toujours à la croisée des domaines, l’ouvrage revient régulièrement sur le caractère politique d’une partie des accusations de sorcellerie, notamment « la sorcellerie de cour, où l’accusation de pratique magique permit longtemps de se débarrasser des ennemis politiques » (p. 61), tout comme étudier l’histoire du christianisme – et sans doute de n’importe quel monothéisme – revient, à un moment où un autre, à faire aussi de l’histoire politique.


(3) On ne peut pas dire que l’ouvrage ne prenne pas parti. (Le sort réservé à l’Église, par exemple, suffit à le montrer : tantôt l’auteur relativise son importance, en rappelant notamment que si l’Église enquêtait, c’est le pouvoir séculier qui condamnait ; tantôt il met la chasse aux sorcières en lien avec les mouvements de fond qui animent la chrétienté – et qui ne manquent pas aux XVIe et XVIIe siècles.) Mais là où ce parti pris me semble particulièrement fécond, c’est qu’il se place sur le terrain de la rigueur intellectuelle et méthodologique : étudier la figure de la sorcière et son évolution ne doit pas être un cortège de fantasmes.

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le 28 sept. 2020

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