Voici bien le genre de bouquin qu’on pourrait adorer ou détester sans l’avoir lu, ce qui je l’avoue aurait pu être mon cas. J’éprouve souvent un peu de méfiance envers ce qui ressemble, même de loin, à la folie déconstructiviste, ce vice à la mode. Et j’aurais eu bien tort, car l’ouvrage ne manque pas d’intérêt même s’il est parfois répétitif et si certains chapitres demandent qu’on s’accroche (ou qu’on les lise en diagonale). Songez donc : Daniel S. Milo entend remettre en cause la sacro-sainte parole de Darwin, rien que ça! De quoi réjouir les créationnistes et les adeptes de l’intelligent design? Eh bien non, heureusement ! L’auteur tord tout autant le cou à ces théories foireuses qu’aux ultra orthodoxes du dogme darwinien, il ne les renvoie pas dos à dos, non, il les range dans le même sac! Car au fond, quelle différence entre théodicée et naturadicée, entre la croyance en un plan divin et la conviction que la Nature toute-puissante sait parfaitement ce qu’elle fait? 


Alors, quand on parle de Darwin,  il faut s’entendre. Et l’auteur de souligner judicieusement qu’il existe non pas une théorie darwinienne, mais deux. La première, c’est la théorie de l’évolution à laquelle il souscrit totalement (et hop, une partie des rageux comme des fanatiques seront déjà moitié rassurés ou totalement déçus). La seconde consiste en la sélection naturelle secondée par ses sympathiques corolaires : lutte à mort pour la survie, concurrence acharnée, loi du plus fort, innovation à tout prix. Bref, cette doxa qui depuis le milieu du XIXe siècle domine non seulement la biologie, mais également l’économie, l’éducation, l’art, le sport, en bref pratiquement tous les secteurs de l’activité humaine. Pendant ce temps, la nature sauvage, elle,  ignore souvent superbement cette sorte de panglossisme qui nous fait croire que tout est au mieux dans le meilleur des mondes où tout doit servir à quelque chose de la meilleure manière possible, un peu comme  notre nez, fait évidemment pour porter des lunettes. L’idée d’êtres imparfaits, suffisamment adaptés pour la survie de leur espèce sans être particulièrement des winners a du mal à s’imposer, malgré de nombreux exemples. Et cela même si, dès les débuts du darwinisme, des voix se sont élevées pour contester l’aspect un peu trop bien huilé de la sélection naturelle.


Darwin n’a jamais caché que la genèse de sa théorie est liée à l’observation des croisements effectués entre les espèces domestiques pour en améliorer les performances. Or, calquer la sélection naturelle sur la sélection artificielle, considérer que Dame Nature se comporte comme un vulgaire maquignon eugéniste avide de profit peut tout de même amener quelques objections. Dans le monde sauvage,  ce qui est suffisamment bon pour survivre peut souvent se la couler douce, c’est plutôt la théorie du good enough qui prévaut. Cela ne veut évidemment pas dire que la sélection naturelle n’y opère pas quand la nécessité se fait sentir, mais elle n’est qu’un moyen parmi d’autres d’assurer la continuité des espèces. Et sans doute le dernier recours en fait car sauf pour l’action humaine, l’innovation n’a pas vraiment la cote dans la nature. Après tout, pour survivre, ne vaut-il pas mieux imiter les générations précédentes qui ont fait leurs preuves ? Sans raison impérieuse, la plupart des organismes vivants trouvent plutôt le bonheur dans la stase. Les mutations sont parfois bénéfiques mais tout aussi souvent dangereuses pour les organismes. Sans compter que l’écrasante majorité d’entre elles ne servent strictement à rien. 


Alors, pourquoi ces constats sont-ils absents du discours populaire, pourquoi l’organisation sociale continue-t-elle à promouvoir des valeurs proclamées naturelles tout en l’étant si peu en définitive, comme l’originalité, l’excellence, le progrès, l’esprit de compétition? Il faut bien l’avouer, remettre en cause un modèle qui influence quasiment tous les domaines de notre existence est loin d’être simple. Et de surcroît, vouloir y substituer la médiocrité comme fondement d’un nouveau type de comportement, c’est tout sauf sexy. Bon, les carottes et les pommes, elles, s’en fichent éperdument d’être sexy: même tordues ou tavelées, elles se feront gentiment leur place au soleil, bien que pas nécessairement sur les étals. C’est que pour sapiens, la mocheté, ce n’est pas acceptable. Toujours plus beau, toujours plus haut, toujours plus vite, toujours plus fort, toujours plus et plus, c’est bien là notre leitmotiv, hélas nous dit l’auteur. Surpasse-toi ou dégage : voilà bien le discours des patrons, des actionnaires, des supporters de foot, des organisateurs de concours, des suiveurs sur les réseaux sociaux, des spectateurs de Koh-Lanta. Alors oui, on risque le burn-out, la crise cardiaque, les assuétudes aux stimulants ou aux antidépresseurs, si pas tout bonnement le suicide mais qu’importe: la loi de Darwin est dure mais c’est la loi.


Le capitalisme puis le néolibéralisme ont compris tout le parti qu’ils pouvaient tirer de cette caution scientifique et ne s’en sont pas privés. Et le sapiens lambda de foncer tête baissée dans la combine. Si cette dernière est selon l’auteur une des plus formidables escroqueries de l’Histoire, il faut bien reconnaître que de tout temps, notre espèce s’est montrée fortiche pour se lancer des défis. C’est ce qui a pu il y a très longtemps assurer sa survie, c’est aussi ce qui pourrait dans un avenir proche lui causer de très gros ennuis. 


Pour comprendre ce penchant qui fait notre génie mais finira peut-être par causer notre perte, l’auteur nous convoque à un petit voyage de soixante milliers d’années. A cette époque, Sapiens, cantonné à la Corne d’Afrique, n’en menait pas large. Il semblait voué à subir le même sort que les autres hominidés au cerveau décidément bien trop imposant, à savoir une inéluctable disparition. L’espèce ne comptait alors que 10000 individus, 20000 à tout casser selon les plus optimistes. Or, il se fait que parmi cette population en déclin se sont trouvés environ deux cents individus qui un beau jour, ont eu l’idée d’aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte. Inutile de vous dire que nous devons une fière chandelle à ces 200 intrépides et à leurs descendants, animés de la même bougeotte. Au-delà d’une belle histoire aux allures d’épopée, notons ce qui caractérisait les sauveurs de l’espèce. Le goût du risque, le besoin de se lancer des défis? Oui sans doute, mais ce sont des moyens plus qu’une fin en soi. Pour partir, il faut se projeter dans le futur, imaginer ce qui pourrait être, quitter sans regret le monde animal du hic et nunc. Le jour où Sapiens a découvert le futur, la survie de l’espèce a été définitivement assurée. A moins d’un cataclysme comme celui qui a détruit les dinosaures, rien ne peut plus la menacer.  Mais voilà : ce genre de cataclysme, nous pourrions bien finir par le causer nous-mêmes.


Dès lors, pourquoi ne profitons-nous pas du formidable filet de sécurité dont nous nous sommes pourvus au fil des millénaires pour décompresser légitimement et profiter en toute quiétude de notre statut de dominant? Tout simplement parce que profiter en toute quiétude de ce qui est nous fait périr d’ennui. Pascal n’avait pas tort, l’homme est malheureux sans divertissement et quel meilleur divertissement que de se projeter dans ce qui n’est pas? Si la course effrénée au progrès, à la croissance, au pouvoir ne nous sont plus vraiment nécessaires, nous n’avons rien trouvé de mieux pour mobiliser les milliards de neurones inoccupés qui végètent dans notre cerveau surdéveloppé. La loi du plus fort étant toujours la meilleure, on comprend aisément que ce penchant n’a pas fait que des heureux mais du moins, jusqu’à la révolution industrielle, il n’a pas amené de catastrophe irréversible. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : notre penchant pour le toujours plus épuise les ressources naturelles jusqu’à un point qui sous peu sera celui du non-retour. 


Même si c’est la plus judicieuse, la frugalité n’est certainement pas l’option la plus populaire. L’auteur nous invite pourtant à réfléchir aux conséquences de cette poursuite du progrès pour le progrès, de cette pernicieuse modification des moyens en fins. Il nous recommande de choisir, parmi toutes les nouvelles technologies aux promesses alléchantes celles qui auront un coût énergétique faible tout en profitant à l’ensemble des habitants de la terre. Comme il n’est pas facile de résister par soi-même aux sirènes du toujours plus, l’auteur appelle les politiques à prendre pour une fois leurs responsabilités. J’ai l’impression qu’il le fait plutôt mollement, comme si la messe était dite. Les principes qui régissent le néodarwinisme et le néolibéralisme mènent notre planète à la catastrophe et aucun messie ne se pointe à  l’horizon pour nous sauver la mise. Il ne nous reste plus qu’à espérer un sursaut salutaire pour qu’un autre scénario soit envisageable, un scénario dans lequel primerait, non plus l’adrénaline mais la sérénité, non plus la sélection impitoyable mais  la tolérance naturelle, non plus la course sans fin au profit et au progrès technologique mais l’imitation de la nature dont le vrai génie est la résilience devant l’imperfection. 

No_Hell
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le 25 avr. 2024

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