En parcourant les premières lignes de "La Tache", qui fustigent la bien-pensance d’une Amérique hypocrite offusquée par l’affaire Lewinsky, on pourrait croire avoir entre les mains un énième roman dénonçant les vices de la société américaine. Erreur. Si Philip Roth dresse en effet dans le dernier tome de sa « Trilogie américaine » un portrait cinglant de l’Amérique de son temps, il va bien au-delà de l’écriture d’une simple critique sociale et signe un récit captivant porté par un style puissant, une construction maîtrisée et des personnages complexes.
Difficile de le nier : dans "La Tache", Philip Roth livre une critique assumée de la société de son époque, d’une manière franche et directe qui rappelle à certains égards les façons du réalisateur Spike Lee.
En effet, dès la première page et tout au long du roman, il dénonce ouvertement et avec une ironie clairement perceptible les nombreux vices qui pervertissent l’Amérique. L’auteur met également en scène des personnages dont l’identité peut sembler attendue, voire stéréotypée : l’ancien du Vietnam délaissé par le gouvernement et traumatisé à vie, des personnages afro-américains victimes d’un racisme révoltant, un doyen d’université et une femme de ménage analphabète dont la relation reflète les inégalités du système américain…
Si l’on en reste là, on pourrait donc déplorer le manque de finesse de l’auteur. Au lieu de nous proposer une critique détournée de l’Amérique moderne, dans laquelle le lecteur aurait pu se plaire à reconnaître dans les faits racontés une satire en filigrane de la société actuelle, Roth préfère en effet critiquer ouvertement cette dernière de manière à première vue aussi peu nuancée que subtile.
Pourtant, on se rend vite compte que "La Tache" est bien plus qu’une chronique directe et acerbe d’une Américaine corrompue, et que le roman de Roth dépasse de loin la simple critique pour rejoindre le rang des livres dont on se souvient longtemps après les avoir refermés.
D’abord, les personnages sont une des forces indéniables du roman. Bien plus que des outils commodes pour condamner l’ordre social, ce sont des individus à la personnalité complexe que Roth invente, des êtres porteurs d’une vision du monde unique, dont on se plaît à découvrir progressivement l’identité et dont l’auteur sonde admirablement l’intériorité, de manière à la fois subtile et crue.
Car ce que Roth maîtrise également, c’est l’écriture. Mêlant exploration habile de la psyché tourmentée de ses personnages, description ironique voire parfois comique de l’hypocrisie américaine et style brutal et direct, le romancier jongle admirablement avec tous les registres.
Si le roman captive, c’est également par sa construction. Le va-et-vient entre passé et présent déjà, vient éclairer les agissements des protagonistes et interroge le lecteur sur le poids du passé et la capacité des individus à s’en extraire. Le dévoilement progressif des secrets des personnages ensuite, ne donne pas uniquement au roman une part de mystère et de non-dit qui contribue à le rendre séduisant, mais sert également à porter une réflexion sur la liberté, l’identité et les relations sociales qui dépasse de loin la simple satire des moeurs américaines. Enfin, impossible de ne pas saluer le lien habilement tissé par Roth entre tous ces personnages, tous membres d’une même société, mais aussi tous confrontés à des interrogations qui touchent à la vie, la mort ou la place dans la société, questionnements existentiels que l’auteur décrit tantôt avec une originalité et une finesse rare, tantôt avec une sécheresse qui prend aux tripes.
C’est enfin le fait que le lecteur envisage une partie des faits à travers le regard du narrateur qui forge la singularité du roman. Très vite en effet, on s’attache à ce personnage dont on sait peu de choses, mais dont le regard tour à tour ironique, lucide, optimiste et pertinent sur les choses donne au roman un souffle incontestable.
Alors certes - et pour reprendre les mots de son auteur - "La Tache" est un « thermomètre dans le cul de l’Amérique ». Mais c’est aussi, et surtout, un roman qui porte une réflexion sur l’Homme et la Société, et interpelle par la force de son style, la complexité de ses personnages et l’habileté de sa construction.
Finalement, ce que l’on peut saluer dans ce roman à succès, c’est une alchimie maîtrisée. Si l’auteur sait crûment décrire les relations entre un professeur retraité et une femme de ménage de 25 ans et mettre en scène des destins très différents afin de mener une critique efficace de la société américaine, il sait aussi manier habilement la langue pour écrire des lignes poignantes sur la solitude, les relations familiales ou la liberté. Chapeau, Monsieur Roth.