La Tache
7.5
La Tache

livre de Philip Roth (2000)

Existent-ils vraiment ou bien s’agit-il de fantômes ?

L’ancien doyen Coleman Silk, éminent professeur de Lettres classiques à l’université d’Athéna (Seattle), se rend compte que deux de ses élèves n’ont encore jamais répondu à l’appel de leur nom. « Existent-ils vraiment ou bien s’agit-il de fantômes ? », s’enquiert-il à voix haute. « Do they exist or are they spooks ? »


Convoqué par la direction de l'université, il apprend que les deux étudiants en question sont afro-américains et qu’il doit répondre d’une accusation de racisme. En effet, « spooks » désigne « fantômes » mais aussi « Noirs » dans un argot démodé mais très péjoratif.


Abasourdi, Coleman Silk se défend : comment aurait-il pu ironiser sur la couleur de peau d’étudiants qu’il n’a jamais vus, et pour cause, ils ne sont jamais présentés à ses cours ? C’est bien le terme « fantômes » qu’il souhaitait employer, et non celui de « bamboulas » et jamais il n’avait voulu prétendre que seuls des élèves noirs pouvaient sécher les cours.


Une association militante noire se met de la partie et les collègues du professeur ne veulent pas avoir l’air de transiger avec l’inacceptable : Coleman Silk ne trouve aucun appui et, sous une insoutenable pression, présente sa démission au terme d’une carrière universitaire brillantissime.


Dans la suite du roman, Coleman Silk se met en couple avec une jeune femme de ménage analphabète et le voilà violemment accusé, par ses anciens élèves et collègues, de sexisme et de domination de l’homme blanc de plus de 50 ans, éduqué et intellectuellement brillant, sur une pauvre prolétaire, jeune et sans défense.


Par souci de ne pas spoiler les curieux qui voudraient tenter ce roman terrifiant, je ne m’étends pas sur l’incroyable vie de Coleman Silk ni sur les révélations concernant son parcours intime qui ajoutent encore de l’absurdité aux accusations dont il est victime. Les mystifications sont magistrales.


Philip Roth rédigea ce roman juste après l’affaire Monica Lewinsky. Les tourmenteurs de Bill Clinton étaient puritains et réactionnaires, ceux de Coleman Silk sont progressistes. Ils ont en commun le simplisme de leurs engagements moraux et les deux types d’accusation procèdent des mêmes mécanismes d’acharnement : ils naviguent dans les mêmes eaux.


Noirs, blancs, juifs, goys, lettrés, illettrés, substitutions d’identités, responsabilités individuelles ou collectives, Philippe Roth met en scène les bifurcations que nous sommes tous amenés à prendre un jour. Coleman Silk est un avatar du je, il interroge le lecteur sur la part intime de lui-même qu’il serait prêt à abandonner contre un peu de liberté, contre le droit d’inventer sa vie, et demande s’il serait capable d’en payer le prix fort.


Philip Roth s’inspire d’un fait réel et, vous l’aurez compris, s’attaque dans ce roman sombre et complexe publié il y a 19 ans aux désastres moraux du « politiquement correct » qui n’allaient pas tarder à atteindre l’université française (et la société dans son ensemble), nous le savons maintenant.


Un seul exemple : en mars dernier, la pièce d'Eschyle Les Suppliantes, montée par le superbe helléniste Philippe Brunet, ne put se tenir à la Sorbonne. Les comédiens furent empêchés de rentrer et le public tenu à l’écart par des individus accusant la mise en scène de racialisme : les acteurs devaient porter des masques noirs (et blancs également), conformément aux usages théâtraux à l’époque d'Eschyle. Affaire de blackface donc. La pièce n’eut pas lieu, insultes et menaces fusèrent. L’intimidation fonctionna, l’Université ne fit pas intervenir les forces de l’ordre, sans doute par souci de ne pas donner l’air de transiger avec l’inacceptable, comme le firent les collègues de Coleman Silk.


Le fascisme chimiquement pur, désormais à portée de tous.


NB : Philip Roth, qui avait pour saint patron Gustave Flaubert, fut privé du Nobel de littérature, après une longue campagne de dénigrement médiatique, au motif que sa littérature serait misogyne (?). Même mésaventure pour Milan Kundera, pour les mêmes motifs (Le livre du rire et de l’oubli). Le phare progressiste suédois veille sur la création littéraire.

-Valmont-
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste (re)Lus 2018

Créée

le 2 nov. 2019

Critique lue 1.5K fois

30 j'aime

16 commentaires

-Valmont-

Écrit par

Critique lue 1.5K fois

30
16

D'autres avis sur La Tache

La Tache
-Valmont-
8

Existent-ils vraiment ou bien s’agit-il de fantômes ?

L’ancien doyen Coleman Silk, éminent professeur de Lettres classiques à l’université d’Athéna (Seattle), se rend compte que deux de ses élèves n’ont encore jamais répondu à l’appel de leur nom. «...

le 2 nov. 2019

30 j'aime

16

La Tache
Lybertaire
4

Un roman fourre-tout

La Tache, le vingt-quatrième roman de Philip Roth (sans compter ses autres travaux), ressemble à un agglomérat de thèmes et de personnages qui lui tenaient à cœur et qu’il n’était pas parvenu à caser...

le 15 févr. 2013

8 j'aime

La Tache
Biblio_Anglet
8

Critique de La Tache par Biblio_Anglet

Voici un livre très fort que je ne manque pas de vous conseiller si vous voulez découvrir le grand auteur américain Philip Roth. L'intrigue se déroule dans les années 90 et le héros est un professeur...

le 21 juin 2012

8 j'aime

Du même critique

Tolkien
-Valmont-
1

Biopschitt

Je ne jugerai pas des techniques cinématographiques, du jeu des acteurs, ou que sais-je encore sur le 7ème art, n’y connaissant rien je ne m’y sens pas autorisé. A contrario, même un crétin en cinéma...

le 4 oct. 2019

58 j'aime

3

La Chute
-Valmont-
8

Albert Camus, vous m’ennuyez

Albert Camus vous m’ennuyez car je ne sais pas trop quoi faire de vous. Vraiment. Je vais vous raconter une histoire, de moutons : J’étais plus jeune alors, en fin d’adolescence, ou au début de l’âge...

le 12 mai 2019

43 j'aime

12

Mort à crédit
-Valmont-
9

Se prémunir contre l’enfer des rageux

Le médecin nous place d’emblée dans son univers horizontal, pandémoniaque, au seuil d’un dixième cercle dantesque, à moins que ce ne soit aux portes des Limbes. Jeunesse : dans une cage à lapin à...

le 23 mai 2018

43 j'aime

14