Écrire sur "La Tannerie" est presque un paradoxe. C'est ce genre de roman qui vous laisse avec le sentiment que les personnages ont tout dit, mais que ce tout ne les aura mené nulle part. La dernière page tournée, il ne reste que la sensation d'un épuisement du discours, l'impression tenace que nous vivons hors de la vie, nous contentant de nous payer de mots. Pendant trois ans, Jeanne vit à ce rythme, intégrant une ancienne tannerie transformée en centre artistique mais ne parvenant jamais à s'y faire une place. Ce n'est pourtant pas faute d'y croire, et c'est ici que réside le problème : tout repose sur une forme d'illusion, de théâtre des représentations, sur l'idéologie invisible d'une démocratie culturelle où art et politique iraient de paire. Travailler pour la culture, ce serait agir pour la démocratie ; d'ailleurs le directeur du lieu passe pour un homme fin, un orateur talentueux citant Foucault mais rappelant sans cesse ses origines ouvrières. Les employés sont conquis, et quand ils ne le sont pas, ils se plaignent, médisent et refont le monde en parlant politique. A la fin, chacun retourne à son poste, et aucune lutte ne voit jamais le jour. C'est dans le regard naïf et admiratif de Jeanne - créant comme un contretemps - que l'impossibilité de l'action politique à l'intérieur même des institutions culturelles apparaît. Dans cet espace, le discours politique tourne en rond sur lui-même. Il se contente d'offrir à qui l'énonce une représentation de soi. Pour dire "l'horreur discrète de la vie normale", Celia Levi choisit la forme du roman classique, avec sa structure narrative linéaire qui aujourd'hui peut surprendre, voire parfois ennuyer. On peut être tenté d'abandonner (et je l'ai moi-même été), mais ce que l'on gagne à poursuivre sa lecture - à s'installer avec Jeanne dans le temps long de l'illusion, de la passivité et de la déception - est immense. Ce sont les conditions d'une impossibilité d'agir qui deviennent évidentes quand tout nous pousse à croire que l'action politique est à portée de main. Celia Levi, dans sa grande discrétion, dynamite la bourgeoisie culturelle qui est le lieu même de l'inaction. Pour cela, lisez-la.