« Celui qui aime la gloire met son propre bonheur dans les émotions
d'un autre. Celui qui aime le plaisir met son bonheur dans ses propres
penchants. Mais l' homme intelligent le place dans sa propre
conduite. »
J'espère pouvoir, par l'analyse succincte d'une de ses mises en scène, rendre hommage au puissant texte de Césaire. Du théâtre dans ce qui fait son essence : humain, politique, vivant.
L’historiographie est telle que l’occident n’a su mettre en avant les erreurs des européens dans les différentes campagnes de colonisation et de décolonisation, des pays d’Afrique notamment. Le cas de Haïti, anciennement Saint-Domingue et sa libération, en tant que première révolution d’esclaves noirs qui aboutit réellement en 1804 est symptomatique de cette décolonisation calamiteuse. Un siècle et demi plus tard, le poète et homme politique Aimé Césaire écrit La Tragédie du roi Christophe à propos de cet évènement et de ses suites, la prise de pouvoir du roi Christophe. L’idée est d’apporter un nouveau regard, un nouvel éclairage qui permet de mettre en avant le peuple haïtien. La dimension mémorielle de la pièce est importante mais, plus encore, celle revendicatrice est centrale. Ces revendications d’une identité propre des peuples africains, les Antilles sont directement imprégnées de cultures africaines selon Césaire, sont centrales au mouvement de la Négritude dont il est un des chefs de file.
Christian Schiaretti précise à propos de Césaire dans un entretien pour le TNP qu’il « ne cherche pas à nous culpabiliser, mais à nous responsabiliser. ». Il a pour objectif de livrer une version de l’Histoire qui, certes, n’est pas agréable à entendre pour les occidentaux notamment, mais qui se veut plus proche du réel de l’époque. L’esthétique du contraste est évidente dans la volonté de rectifier la manière dont les occidentaux ont écrit l’Histoire. Les blancs sont symboliquement et littéralement opposés aux noirs. La mise en scène de la pièce, réalisée en 2017 soit plus de 50 ans après la publication du texte de Césaire, prend le parti d’accentuer ces contrastes. Ainsi, du point de vue de l’éclairage, les clairs-obscurs sont valorisés, mettant souvent en évidence le centre de la scène, point de fuite du regard des spectateurs lorsque celui-ci est seul éclairé. Cette esthétisation prend place également par les costumes qui ont plusieurs visées symboliques. Le blanc représente la richesse et rappelle le passé colonial et les liens ambigus entre le pouvoir, malgré cette révolte, et les européens. Les costumes singularisent les personnages à la fois par leur statut social, statut financier, mais également en mettant en avant le pouvoir militaire et politique. La mise en scène comprend également des aspects exclusivement contemporains à l’instar de l’usage des projections vidéos, permises par l’intégration relativement récente de la vidéo au théâtre.
Ainsi, dans le premier acte, le drapé semblable à de la terre, présent au sol évoque les fractures de la terre et par extension, celles de l’île et de son peuple et s’avère être une projection vidéo qui évolue pour représenter un autre lieu. Ce procédé est régulièrement utilisé au cours de la pièce, tour à tour, les projections, puis les lumières représentent des lieux différents. Lorsque la terre laisse place au palais, elle est symboliquement aspirée par le centre, l’effet visuel évoque l’appropriation des ressources et des forces du peuple par les castes dominantes. Cet effet et ce qu’il représente, développé tout au long de la mise en scène s’ajoute au texte de Césaire qui met en avant le combat, la lutte. Dans l’idée de s’adresser à un public contemporain, l’usage de la vidéo va de pair avec les anachronismes comme l’utilisation d’un fauteuil roulant moderne pour accompagner le roi Christophe, souffrant. Cela met en avant les dimensions symboliques sur le même plan que le réalisme et la recherche d’une véracité historique. L’opposition fondamentale entre dirigeants et dirigés est ici mise en exergue par le choix des costumes qui se veulent réalistes historiquement et par ce qu’ils symbolisent, la richesse comme la pauvreté. Dans l’optique de mettre en avant une culture et un héritage commun, les chants présents dans la pièce regorgent de sonorités africaines. Les instruments de l’orchestre, qui est éclairé lors de la soirée d’anniversaire du roi et ainsi passe dans l’univers diégétique, sont représentatifs d’un certain métissage. L’orchestre met en avant des instruments typiquement africains à l’image des percussions et des instruments occidentaux. Ce métissage se retrouve dans la société du XXème, celle de Césaire donc, et encore aujourd’hui, en témoignent les prénoms des acteurs, à connotations judéo-chrétiennes et leurs noms, africains : Marc Zinga, Paul Zoungrana, Emmanuel Rotouban Mbaide, pour ne citer qu’eux. Lorsque les colons sont venus, ils ont importé leur culture, leurs codes, et ils sont présents dans la pièce comme dans sa mise en scène. Dans le prologue, est explicité que « Haïti naît sous les cendres de Saint-Domingue », manière d’exprimer que le passé commun, notamment par la révolte, est primordial dans la construction d’une identité nationale. Les mulâtres, descendants de colons blancs et d’esclaves noirs, représentent dans la pièce ce métissage.
J’habite une blessure sacrée / j’habite des ancêtres imaginaires /
j’habite un vouloir obscur / j’habite un long silence / j’habite une
soif irrémédiable...
La thématique de la pièce se centre autour du pouvoir ou comment un homme qui met fin à la tyrannie reproduit le même schéma une fois au pouvoir. La pièce développe donc une esthétique de la violence, de l’oppression qui était en partie déjà comprise dans le texte de Césaire. Au plateau, cela se traduit par les intonations des acteurs, mettant l’accent sur la tyrannie verbale, l’intimidation physique et morale. La violence est exacerbée par les lumières. Dans l’église, scène 6 de l’acte I, lorsque la tirade sur les tyrans Pétion et Christophe les met en avant, la démesure du bâtiment, représentée par l’orgue, met en avant la puissance, la domination. L’orgue voit ses lumières rouges rejoindre l’épicentre de la violence, les corps entassés au centre de la scène. Le rouge du sang est propulsé et l’orgue se déconstruit puis se reconstruit symboliquement par cette couleur. Le massacre est mis en évidence par une douche de lumière blanche centrale, il existe un contraste flagrant entre l’édifice religieux et la violence qui y est représentée. Par la suite, l’espace théâtral et la scène sont déstructurés et les contrastes prennent une toute autre dimension. Au centre de la scène, la Monarchie est représentée, d’un blanc immaculé et ironique, sur les côtés, dans un nouvel espace plus proche du public et en hauteur, la République est éclairée par un jour nouveau. On retrouve sur scène les trois couleurs du drapeau français, le rouge du sang, le blanc et le bleu de la monarchie sont au centre et au sol. Cela représente à la fois le régime dont la figure principale, tyrannique, est Christophe et son assimilation aux anciens colons français. L’ironie comprise dans le texte de Césaire est illustrée par des éléments proprement théâtraux. Cette scène illustre l’importance de l’iconographie coloniale et politique et l’importance des symboles dans cette mise en scène.
Les ambitions d’Aimé Césaire lorsqu’il écrit cette pièce sont telles qu’elles veulent unir le peuple en mettant en évidence leur héritage commun, comme une fierté et non comme un fardeau. Dans la mise en scène, cela se traduit par la récurrence du motif du groupe et ce, en opposition à la solitude. Le roi Christophe sombre seul dans la folie, les groupes de paysans s’expriment comme un chœur, les hommes de pouvoir qui exploitent le peuple semblent ainsi fragiles à côté de l’union des forces prolétaires. Dans le prologue, les groupes de chœur expriment verbalement le texte compris dans les didascalies ainsi que les annotations faites dans l’œuvre d’origine. Cette décision peut être interprétée comme une volonté, de la part de Christian Schiaretti et de ses acteurs, de vulgariser en quelque sorte les dialectes afin de faire comprendre au mieux les mots et les faire résonner dans l’esprit d’un public contemporain. Seuls les paysans s’expriment en chœur, ils sont légions, comme une révolte qui gronde. Au début de la pièce, et cela est sensible tout au long, le chœur, malgré ce qu’il représente, permet de mettre en valeur l’individu au sein du collectif, tous les personnages ayant une partie du texte à proclamer. L’existence propre de tous les membres de ce peuple rejoint la volonté des poètes et écrivains du courant de la Négritude, de mettre en lumière les oubliés, les laissés pour compte, ceux que l’on a trop longtemps méprisés et exploités. Ainsi, la mise en scène met-elle en avant la culture haïtienne et, comme Aimé Césaire l’exprime à travers sa pièce : « Quand Toussaint Louverture vint, ce fut pour prendre à la lettre la déclaration des droits de l’homme, ce fut pour montrer qu’il n’y a pas de race paria ; qu’il n’y a pas de pays marginal ; qu’il n’y a pas de peuple d’exception. ». Ainsi, la figure du roi Christophe est centrale et souvent mise en opposition. La première opposition, ironique, s’effectue à travers la comparaison avec Toussaint Louverture, symbole de l’esclave affranchi et emblème de la Libération. Dans le prologue, le chœur scande son nom de manière collégiale comme celui de Christophe, ils sont tous deux appuyés par les voix mais le second est mis en avant en tant que roi. De plus, au cours de la pièce, la lumière isole les figures d’autorités, notamment, dans la scène 1 de l’acte I, par des douches de lumière ou dans le troisième acte, par un éclairage unique en avant-scène qui évoque l’intimité.
Une certaine volonté de réalisme est développée malgré ce symbolisme et ce, tout au long de la pièce. Les acteurs noirs jouent des personnages noirs, les blancs, des blancs. Le réalisme de la mise en scène est également remarquable par la séparation entre scènes relevant de l’intimité, souvent peu éclairées, faisant la part belle à l’obscurité et scènes de collectifs, relevant de l’espace public, où la scène est totalement éclairée. Chacun doit y être visible, car chacun a un rôle. De même, les lumières représentent le temps qui passe à travers les différents moments de la journée, lumières froides et bleutées du soir et lumières chaudes de l’après-midi. Cette volonté de préhension sur le réel est remarquable par le réalisme des costumes, tant ceux des paysans que ceux des militaires et des mélodies qui sont associées aux riches dirigeants et aux pauvres qui entonnent les chants. Ceux-ci, souvent a capella, sont eux aussi réalistes à l’image du son de manière générale comme le tonnerre et les éclairs. Cette scène, la 8 de l’acte II, est d’ailleurs représentative de nombre de contrastes, le pouvoir y est représenté, minoritaire face aux ouvriers opprimés. Une forme de cacophonie, métaphore de l’état du pays, séparé en deux, symboliquement et littéralement, se met en place. Les coups de sifflet, stridents et autoritaires, se mêlent aux voix, aux coups de tonnerre, la confusion est présente et le régime bringuebalant. Les mots, symboles d’une autorité contestée : « Nous n’avons pas le temps de nous arrêter au feu d’artifice » n’ont plus d’effets et la déchéance est totale, même le temps, au sens météorologique, semble vouloir se liguer contre le régime.
La scène est multiforme et on trouve en son centre, par extension, centre du conflit, l’espace qui structure les oppositions. Tout au long de la pièce, une symétrie visuelle s’opère, mettant des groupes de part et d’autre du motif central, lui aussi symbole de contrastes en ce qu’il comprend du noir et du blanc. La forme du motif évoque une île, Haïti, sa place centrale et la blancheur de l’emblème le font ressortir, une fois éclairé. Le centre est un point de passage des personnages mais également celui des conflits et joutes verbales en un contre un. Il met en valeur les personnages, leurs oppositions et les réunit dans un nouvel espace, délimité par la lumière. L’emblème central change pour représenter un autre lieu et un autre temps. Les groupes sont quant à eux, régulièrement représentés aux extrémités de la scène, dans un espace plus large qui les met en valeur en tant que tel. Les plaques centrales, sur lesquelles le motif était projeté, sont déplacées pour créer un nouvel espace, symbolisant un nouveau lieu et une nouvelle folie de la démesure du roi Christophe. L’espace en lui-même évolue donc régulièrement et les paysans le transforment eux-mêmes, par leurs efforts communs, en y étalant la terre. L’espace est alors définitivement modifié, le peuple a gagné face à la folie d’un roi vieillissant, sur le déclin. Le lieu de culte est lui-même modifié dans l’acte III puisque, à l’image du palais, la terre au sol, structure l’espace en jouant, avec les lumières, sur les perspectives. L’avant-scène symbolise le monde des paysans et ouvriers et l’arrière-plan, celui du palais, des castes politiques qui les exploitent. Lorsque, dans la scène 2 de ce même acte, l’orgue s’arrête de jouer après les hallucinations de Christophe, la lumière blanche disparaît et seule la couleur rouge demeure, la folie du personnage prend le dessus sur le reste et la mort est proche. Les ombres noires, projetées elles-aussi sous forme vidéo, représentaient le spectre de Corneille Brelle et annoncent la fin du roi Christophe. Le choix de l’Assomption est lui-même révélateur d’une certaine ironie puisque l’évènement annonce la résurrection du Christ dans la religion chrétienne et, dans le même temps, la mort du roi Christophe. La mise en scène traduit également ce choix par la symbolique puisque dans l’espace de l’intimité, le roi est mis en valeur par le rouge qu’il porte, il a du sang sur les mains et ses actes sont la cause de son état.
Par des choix de mise en scène qui opèrent une réactualisation du texte de Césaire et des thématiques sociaux-culturelles du dramaturge, le metteur en scène développe une esthétique réaliste et symbolique accessible pour un public contemporain. La gestion des contrastes et de la binarité passe par l’étude de tous les éléments de la mise en scène, de la lumière aux costumes, de l’espace aux jeux d’acteurs. La pièce de Césaire, écrite dans les années 60, voit sa charge politique forte remise au goût du jour par une mise en scène à la fois fidèle au texte et à ses intentions et singulière par ses choix, notamment guidés par des technologies récentes.