Ave Césaire* (1ère partie)
Le "théâtre" constitue, peut-être, l'entrée la plus "simple" dans l'oeuvre, immense, de Césaire - celle où sa radicalité côtoie le plus clairement la frontière, dangereuse, entre la poésie et la politique. La poésie n'a aucune limite, la politique est faite de compromis et de compromissions, on y reviendra - et l'art chemine "entre deux abîmes qui sont la frivolité et la propagande."
Le personnage de Christophe, premier monarque, fatalement tyrannique, de l'île de Haïti est effectivement historique. Mais sa légende, l'argument de la pièce, reste très abstraite, se limité à un minimum d'événements factuels : un royaume, une dictature, la construction d'une citadelle sur l'éperon le plus escarpé de l'île, une révolte populaire et la mort du tyran. D'un schéma aussi simple, Césaire va tirer une épure, une allégorie dénuée de toute anecdote sur la révolte de l'homme noir, une manière de révolution sans la moindre concession, ni à l'action, ni au langage.
Qu'on l'écoute, à travers la parole illuminée du roi Christophe :
" A qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis tous, sans privilège, ont connu la déportation, la traite, l'esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous, ils ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l'omni-niant crachat. Nous seuls, Madame, vous m'entendez, nous seuls, les nègres ! Alors au fond de la fosse ! C'est bien ainsi que je l'entends. Au plus bas de la fosse. C'est là que nous crions; de là que nous aspirons à l'air, à la lumière, au soleil.Et si nous voulons remonter, voyez comme s'imposent à nous, le pied qui s'arcboute, le muscle qui se tend, les dents qui se serrent, oh! la tête, large et froide ! Et voilà pourquoi il faut en demander aux nègres plus qu'aux autres : plus de travail, plus de foi, plus d'enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un autre et tenir gagné chaque pas ! C'est d'une remontée jamais vue que je parle, Messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche !"
"Un pas, un autre pas, et tenir gagné chaque pas" - La clé de la pièce réside peut-être dans cette formule magnifique.
Tout part donc, selon les propres mots de Césaire, "d'une inégalité de sommations" entre les hommes. "Tous les hommes ont les mêmes droits. J'y souscris. mais du commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d'autres. Là est l'inégalité."
Le symbole de la citadelle, le grand oeuvre de Christophe selon Césaire, lui fournit ainsi le noeud de la pièce. Cette construction absurde, impossible, ce vaisseau de pierre en surplomb de l'île, quasi inaccessible, qui mobilisera sans discontinuer ouvriers et erchitectes, qui fera couler sueur et sang, représentera à jamais l'image indestructible de la liberté gagnée contre l'histoire - même si dans son édification la construction le peuple doit y laisser sa peau. "Malheur à celui dont le pied flanche !" La politique engagée par Christophe est affaire d'artiste et donc d'une radicalité absolue - la citadelle, c'est aussi le langage inédit, créé par Césaire et hurlé dans la bouche du roi Christophe. Pour parvenir à ses fins, il n'hésitera pas à tout (et tous) sacrifier, le représentant diplomatique de l'ancien colonisateur, ses généraux trop modérés, son ancien archevêque trop fatigué pour accompagner ses délires, jusqu'à son propre peuple (avec un symbole fort, celui de Metellus / Spartacus, nouvel esclave révolté, cette fois contre la dictature de Christophe, tué par les armées de celui-ci) quand il n'obéit pas suffisamment à ses ordres insensés.
La radicalité est du côté de la poésie. il y a un énorme hiatus lorsqu'il s'agit de la transposer en politique. Jamais Césaire, et il en sera parfaitement conscient, en tant que député / maire de Fort de France, ne se battra pour l'indépendance de la Martinique. La politique est faite de compromis et de compromissions et il s'y soumettra, comme tous. Et Césaire sait aussi, sans doute, que la radicalité, l'absolu du poète ne sont sans doute pas transposables. Son roi Christophe est un personnage de papier, un rêve d'artiste. Dans l'histoire, sa soif d'absolu n'est sans doute qu'un masque de plus pour la plus abominable et la plus ordinaire des tyrannies - celle, universel d'Ubu, dont les avatars historiques sont innombrables, et ininterrompus sur la terre martyre de Haïti, après la mort de Toussaint Louverture, de Dessalines et Christophe les "pionniers" jusqu'aux Duvallier. Et Césaire ne peut évidemment pas cautionner ces orientations-là.
La Tragédie du roi Christophe joue aussi sur les ressorts du théâtre - de Molière (avec tous ses maîtres de cérémonie) à Shakespeare (le personnage très singulier du bouffon, et la mort, hors champ du roi), de Marivaux à Jarry évidemment (Ubu et la mère Ubu). Mais la pièce demeure extrêmement singulière. La montée progressive vers le drame est scandée par d'étonnants intermèdes, psalmodiés ou chantés, un combat de coqs, des bateliers radeyant d'énormes trocs d'arbres, des paysans au champ ; et la langue employée est ouverte à tous les vents: le français le plus châtié, la poésie, classique ou pas classique du tout, le créole, les envolées vaudou, les dialectes africains, le latin même. Mais toutes ces références, toutes ces langues finissent par se résoudre dans la poésie de Césaire, surréaliste, énigmatique, criblée de néologismes, de structures inédites, d'obsessions, de sacré et de mystère, et paradoxalement si réaliste - la langue qui illumine le Cahier d'un retour au pays natal.
*Le jeu de mots (si apparemment facile) qui sert de titre à cette critique n'a rien de gratuit. Il renvoie à un reproche, régulièrement renvoyé à Senghor et à Césaire, les compagnons khâgneux du Lycée Henri IV, tenus par leurs "frères" africains comme des révolutionnaires "très parisiens", très décalés par rapport aux révolutions et aux libérations en marche. Ainsi (je cite de mémoire, sans doute avec des erreurs) sous la plume de David Diop : "ils avaient fait beaucoup de latin et de grec. Un jour, au bout du petit matin, Césaire dit à Senghor - et si l'on inventait la négritude ..."
Le reproche peut être entendu pour Senghor, qui, de fait, écrit, souvent en latin. Césaire par contre s'écrit et s'écrie. Sa poésie est enracinée, au plus profond de sa terre antillaise, entre les racines des balisiers et des flamboyants (et le terme de radicalité renvoie bien sûr à celui de racine) et elle débouche à des altitudes inédites et touche à la révolte universelle.
On l'a vu, la Tragédie du Roi Christophe est une épure. Par la suite, Césaire va creuser le sillon. Avec Une Saison au Congo (référence explicite à Rimbaud), il récidive et en propose presque un copié/collé. Mais cette fois les personnages sont ancrés dans une réalité immédiatement contemporaine et portent leurs noms à peine maquillés. En se ré-incarnant en Lumumba, Christophe, démiurge, griot, poète ne peut plus échapper aux pesanteurs (multiples) du réel et du politique. La révolution de Lumumba est, par définition, vouée à l'échec - et le monde alentour, essentiellement constitué de crapules pragmatiques, le fera immédiatement tomber. Pour le politique, la poésie est définitivement inadmissible.
Peu importe - car demeureront, dans leur absolue et irréductible exigence, les mots du poète Aimé Césaire.