Incontournable Avril 2024
Il s'agit du premier roman de la maison d'Eux d'un auteur du Québec, enfin! Je dois dire qu'au début, j'étais septique, je ne voyais pas trop où on s'en allait avec ça, mais au final, il s'agit d'un roman de psycho noire qui finit avec un élément surprenant, c'est donc presque une nouvelle.
Quand la maman d'Alex a quitté le foyer familial, car elle était malheureuse dans sa vie, il aura fallut près de deux ans au père de la famille pour trouver quelque chose susceptible de le niveler vers le haut. En rejoignant sa chorale, le père se fait ainsi un nouveau réseau d'amis et s'adonne à une activité qui lui plait réellement. Mais si ce personnage reprend des couleurs, c'est un peu moins vrai pour l'adolescent de 15 ans, qui semble moins vivre sa vie que de la regarder passer, entre ses jeux vidéos et sa routine morne. Les choses se bousculent quand il connait un premier gros béguin pour Rafaëlle, une ado de son âge, bien dans ses bottes et au tempérament chaleureux. le moins qu'on puisse dire est qu'elle contraste avec le héro, mais bien vite, ils sortent ensemble. À peine leur relation commencée, Rafaëlle va passer ses vacances chez sa parenté et Alex est invité chez sa mère, en Colombie Britannique, à l'autre bout du pays. Si l'adolescente semble profiter au maximum de son groupe de cousins et saute allègrement d'une occupation à l'autre, Alex se morfond et se languit, peu ravi d'être si loin d'elle et avec une mère aux compétences parentales un peu maladroites. Ce qu'il ne sait pas encore, est que cette fissure qu'il observe se former au plafond de sa chambre d'invité existe aussi dans sa relation et doucement, sournoisement, elle se fraye un chemin en se nourrissant de sentiments qui n'ont rien d'amoureux.
Il y a, en ce moment, dans les littératures adulte et jeunesse, un engouement inquiétant pour les romans glorifiant les relations malsaines et banalisant les relations toxiques truffées des diverses formes de violence conjugale, avec très souvent des jeunes hommes extrêmement jaloux, possessifs, contrôlant et égoïstes présentés comme de beaux ténébreux incompris qu'on peut "sauver" grâce à un amour aveugle. Que de conneries, bon sang. Mais ici, je remarque qu'on ne cherche pas à le vanter ou à le sexyfier, au contraire, c'est de plus en plus glaçant de suivre ce personnage en apparence inoffensif. Car c'est bien d'un jeune homme jaloux, contrôlant, possessif et même paranoïaque dont il est question, au final. Un jeune homme mal dans sa peau, qui est en relation avec une fille au contraire très bien dans la sienne, et qui refoule encore et encore jusqu'à l'éclatement. Et ce n'est pas joli. Donc, ça va sembler étrange à écrire, mais je remercie l'auteur de faire un portait vu de l'intérieur de ce genre d'archétype de personnage masculin, qui ne devrait pas servir de modèle aux relations amoureuses comme c'est présentement le cas de manière excessive, mais plutôt d'avertissement. Quand des sentiments aussi tournés vers soi que la jalousie, le besoin de contrôle, la méfiance, la haine même, sont de la partie dans une relation, il me semble que ça devrait faire agiter de gros drapeaux rouges. Prenez des notes, autrices de "Dark romance".
Alex a de gros facteurs de risques psychologiques, je trouve. Déjà, on cerne dès le début son estime de soi fragile, qui se traduit par une tendance à se déprécier souvent et à ne se risquer sur aucuns projets. Il trainasse sur ses jeux vidéos, mais rien de très concret ou valorisant ne l'occupe. Il a relativement peu d'attachement à ses parents, malgré une mère partie, mais je dirais qu'on sent une mère désengagée et un père qui ne parle jamais de son ressenti, ce n'est donc pas un environnement familial très stimulant. Alex s'étonne d'ailleurs souvent du nombre d'activités que fait sa copine avec sa famille, dont on sent chez elle un réel attachement bien sécurisant. Ça illustre ce qu'il n'a pas connu. Alex se dépeint et se comporte comme une personne sans importance, un peu effacée. Son séjour avec sa mère illustre la froideur de leur relation, heureusement compensée par Lucia, la nouvelle conjointe de sa mère, plus habile socialement. Globalement, Alex me semble davantage suivre que mener, et il me semble percevoir chez lui assez tôt qu'il n'est pas heureux, même si ça se traduit par de l'indifférence pour presque tout.
C'est son traitement de sa relation qui m'a d'abord laissé perplexe. Pour lui, être en amour, c'est être toujours ensemble et penser à l'autre. Il a donc les mêmes attentes vis-à-vis de Rafaëlle, mais on n'est pas dans cette logique du tout de son côté. Rafaëlle est dans sa famille qu'elle aime, elle enchaine les activités, ne donne que peu de nouvelles à Alex, ne pense certainement pas à lui chaque seconde, et c'est recevable. Tous les amoureux ne sont pas fusionnels comme semble le penser Alex. En même temps, pour un gars qui a peu de hobbies et aucuns amis, le temps peut effectivement sembler long. Néanmoins, d'autres aspects s'ajoutent progressivement à cet début d'insatisfaction. D'autres drapeaux rouges.
Alex connait un tournant important quand il apprend l'existence de Simon, alias "La truite". Beau, sportif, charmant et extravertis, il a tout du gars sympathique et ce gars est le voisin de chalet de celui de la grand-mère de Raphaëlle. Et il se trouve que ce voisin a passé du temps avec Rafaëlle, en canot. Comme si ce personnage devenait le point focal de toutes ses incertitudes et de ses insécurités, rapidement, c'est une accumulations de non-dits, de conclusions hâtives, d'interprétations surréalistes, de paranoïa de plus en plus nourrie à force de chercher des indices imaginaires. Tout devenait louche, n'importe quoi alimentait la méfiance, le sentiment de trahison, la jalousie de plus en plus omniprésente. En somme, on sort du sentiment amoureux, on est dans quelque chose de possessif, d'accaparant et de profondément égoïste. Jamais je n'ai entendu Alex souhaiter le bonheur de Rafaëlle, de penser à ses besoins à elle ou encore de regarder la situation de sa perceptive. Il ramenait tout à lui et à ses inquiétudes nullement fondées. Plus il était dans sa relation, plus il s'enfonçait sans rien dire à sa copine, sans verbaliser son mal être et ses soucis, incapable même de penser à en sortir, de cette relation. Ça me fait d'ailleurs penser qu'il est dépendant affectif, ce qui serait assez cohérent avec son attachement évitant avec ses parents.
Je ne pourrais pas dire si ce que fait Alex est du pur et simple sabotage ou une façon tordue de s'approprier quelqu'un au nom de l'amour. Peut-être un peu des deux? Peut-être qu'il y a quelque chose à creuser du côté de sa perception de soi? Après tout, c'est étonnant avec quelle virulence cette haine s'est propagée dans sa vie, l'amenant à infiltrer les réseaux sociaux de Simon et de sa copine, en parfait voyeur. En détestant tout ce que Simon affectionnait, ça me donne l'impression qu'Alex crachait tout sur ce personnage, son dégout de sa propre jalousie, ses insécurités, ses déceptions face à lui-même, ses déceptions face à Rafaëlle, qui ne répond pas à ses attentes, etc. Surtout qu'à bien y regarder, Simon est une antithèse d'Alex, un opposé presque parfait, en apparence. C'était sans doute facile dans un esprit aussi tourmenté que celui d'Alex de voir cette différence comme un affront. "Simon", la truite, l'idéal masculin, le cliché du gars parfait, le rival. Tout ce qu'il aimerait être, peut-être, mais qu'il n'est pas. Pourtant, Alex n'a pas remarqué que Rafaëlle est restée avec lui, alors qu'elle aurait pu aller vers Simon. Il faut dire que vers la fin, Alex voyait le bien nul part.
Attention, il y aura des divulgâches.
Je pense qu'il est intéressant de voir la conjoncture d'éléments qui n'ont pas aidés Alex a resté sain d'esprit, famille, identité, ou encore émotions, mais néanmoins, faire ce qu'il a fait demande bien plus que des facteurs de risque pour en arriver à tuer quelqu'un. Mais j'aime bien le doute qui plane dans cette finale. Nous avons suivi ce personnage, on sait que ce n'est pas un délinquant, même si son empathie est plutôt carencé, et il n'a pas non plus un profil d'homme violent, même si ses pensées s'en rapprochent. Il a l'air normal et même un peu insignifiant. Pourtant, de l'intérieur, on voit qu'il y a des éléments toxiques, ne serait-ce que cette façon de vouloir être le centre de l'attention de sa copine, comme elle l'est pour lui. Pourtant, quand on y regarde de près, qu'est-ce qu'il y a de sain dans ce couple? Alex ne fait pas confiance à sa blonde, il ne verbalise aucun ressenti et il est convaincu qu'elle est amoureuse d'un autre. Sauf que de l'extérieur, ça ne se voit pas. Ils rient et ont du plaisir ensemble, tout semble normal. C'est peut-être ce qui est glaçant au final, cette impression qu'on a rien vu venir pour les autres personnages, alors que nous, les lecteurs, on le suit dans sa descente vers l'irréparable. Et quel irréparable.
Alex évoque également ne pas avoir pensé aux autres, mais je ne suis pas spécialement étonnée. Il était englué dans ses délires et ses émotions hors de contrôle, comment avoir de l'espace pour penser aux autres? Mais quand il ajoute qu'il ne ressent pas encore de remords, je me dis qu'il y a sans doute un peu de psychopathie ( incapacité à éprouver l'empathie) dans tout cela. Et quelque chose de froid, de sinistrement froid. Et ce que ça m'inspire, c'est de la pitié. Pitié pour ce garçon qui ne sait pas comment aimer, mais aussi pour les gens autour de lui, qui vont vivre avec la culpabilité de ne rien avoir vu venir, même si, on le constate, il n'y a hélas pas toujours de quoi voir venir.
Il a de quoi faire pour aborder l'importance de parler des besoins dans un couple, car ils ne sont pas toujours en adéquation. Normal, on est tous différents et on n'a pas tous les mêmes expériences. On peut donc aussi parler de la vision du couple, car ici Alex est un profil fusionnel et dépendant alors que Rafaëlle est plutôt terre-à-terre et indépendante. Parler des attentes dans le couple est aussi un enjeu et en parler évite des déconvenues ou des mauvaises surprises. Enfin, on a un bel exemple de dépendance affective chez un gars. Pas que tous les gars sont comme ça, attention! Je dis juste que c'est un gars qui a ce profil pour une fois, en témoigne la légion de romans sentimentaux avec des héroïnes dépendantes affectives.
Quand au texte en lui-même, certains passages étaient longs, surtout les vacances d'Alex avec sa mère et sa conjointe. Je me dis que ça tombe sous le sens, en même temps: Alex n'avait pas envie d'y être et ce devait être long pour lui, mais j'ai faillit décrocher à cause de ça. En revanche le dernier tiers est beaucoup plus rapide, c'est la partie la plus intéressante à mon avis. C'est dans ce tiers qu'Alex perd les pédales et s'adonne à toute sorte de comportements malsains, donnant libre cours à ses pensées paranoïaques et emplois la majeur partie de son temps et de son énergie à trouver des preuves pour se convaincre que quelque chose se passe entre "La truite" et "la grenouille" ( surnom de Simon à Rafaëlle). C'est dans ce passage que j'ai enfin comprit où l'auteur nous amenait, car pour le reste, c'était le quotidien d'un ado mal dans sa peau et en perte de repères, en relation avec une fille fort différente de lui.
Je pense qu'on peut lancer bien des pistes de réflexion et d'analyse sur un sujet comme celui traiter ici, en plus du rapport à la famille, de la maternité qui ne rend pas heureuse toutes les femmes, de la perceptive des adultes quarantenaires et cinquantenaires de se renouveler ou de se redécouvrir, il n'y a pas d'âge pour cultiver de nouveaux intérêts! D'ailleurs, ça me faisait sourire de voir les deux parents d'Alex fleurir ainsi, la jeunesse n'est pas la seule belle période de la vie, peut importe se qu'en disent les vilains clichés âgistes.
Un roman qui aura nécessité de persévérer, mais qui vaut le détour et qui s'en va direct dans ma liste de romans sur la psycho. Et j'ai enfin un exemple réaliste de ce qu'est un jeune homme maladivement jaloux et possessif, loin des bellâtres couillons dont raffolent les autrices de "romance", en ce moment. Et dont les conséquences sont enfin épurée de fantasmes, car dans la vraie vie, les hommes jaloux, possessif et qui se justifient sans arrêt font des conjoints très malsains. C'est valable pour les femmes aussi.
Pour un lectorat adolescent, du premier cycle secondaire et plus, 12-15 ans+