Au sixième étage d'un immeuble de la rue Bisson à Paris, Madame Rosa tient un commerce un peu particulier. Cette vieille femme juive, ancienne déportée, garde les enfants de prostituées du quartier. Parmi la marmaille qui vient qui repart au gré des saisons et des mandats, le petit Momo âgé de 10 ans fait office de pilier. Un tendre amour lie Madame Rosa à cet enfant. Et lorsque la santé de celle-ci se met à décliner de façon inquiétante, le petit Momo va redoubler d'efforts pour préserver la vieille dame qui "a arrêté de se défendre avec son cul".
En transcrivant des thèmes sensibles comme la misère et la prostitution à travers le prisme de l'enfance, l'écrivain propose avec La Vie devant soi une œuvre qui touche et qui dérange. Utiliser Momo comme narrateur, avec son phrasé rigolo et son incroyable débrouillardise, apporte une vision d'un humanisme naïf à de nombreux sujets faisant peur. Tout y passe, la prostitution, la pauvreté, la drogue, la sénilité, l'abandon et bien entendu, la mort. Malgré tout, le récit de sa vie ne suinte pas la tristesse ou l'amertume. Innocence de l'enfance qui a la vie devant soi.
On retrouve dans le roman un thème cher à Gary, celui de la déportation et de l'impact sur les rescapés. Madame Rosa vit depuis son retour d'Auschwitz dans la peur. LA peur que l'on vienne à nouveau la chercher pour la parquer au Vel d'Hiv'. Vivant avec de faux papiers, la vieille dame s'est installée dans une cave de l'immeuble ce qu'elle appelle son "trou juif", celui où elle se réfugie la nuit lorsque les fantômes du passé deviennent trop oppressants. On notera aussi la fameuse volonté qui anime plusieurs livres de l'écrivain, celle "du droit des peuples de disposer d'eux-mêmes". Il s'agit ici du droit à mourir dans la dignité, sans être interné à l’hôpital pour y être maintenu en état végétatif jusqu'à y devenir "le roi des légumes".
Sous la signature Émile Ajar, La Vie devant soi permit à son auteur de gagner son deuxième Goncourt près de vingt ans après celui de son roman Les Racines du ciel. Gigantesque feuilleton littéraire à l'époque, la véritable identité d'Ajar ne fut révélée qu'au décès de l'écrivain. Jusqu'à cette retentissante révélation, le pseudonyme de Romain Gary était porté par son neveu, Paul Pavlowitch. Gary en écrira un court manuscrit, Vie et mort d'Émile Ajar, qu'il envoya à son éditeur 2 ou 3 jours avant de se donner la mort. Un récit se concluant par cette phrase :
Je me suis bien amusé. Au revoir et merci.
Formidable histoire d'amour, le livre de Romain Gary regorge d'émotions. Précurseur dans le débat sur l’euthanasie, le livre est un cri au droit à l'individu de disposer de lui-même. L'humanisme, c'est beau, et dans La Vie devant soi, on y trouve un concentré.