Momo c’est « un fils de pute », c’est lui qui le dit. Cet enfant à l’âge incertain vit avec madame Rosa, vieille juive dont l’embonpoint marqué limite les déplacements dans son appartement, au sixième sans ascenseur. La vie devant soi retrace la vie de cet immeuble parisien où la vieille, ancienne prostituée puis déportée, accueille les enfants de prostituées. Evoquer la prostitution à travers les yeux d’un enfant qui en est le fruit donne au récit son émotion et sa justesse, au cœur des tourments de ces jeunes égarés qui espèrent le retour de leur mère.
On s’attache rapidement à la vie du refuge de madame Rosa. Et surtout à la voix de Momo –contraction de Mohammed, mais il n’aime pas ce prénom, ça fait trop « cul d’Arabe ». L’écriture si particulière du roman, simple et crue, permet de traduire la jeunesse de celui qui raconte : enfant qui entend trop de choses sans toujours les comprendre. Enfant qui a grandi trop vite. Langage familier et langage plus soutenu s’entrecroisent pour donner une pertinence déconcertante au récit. Le secret de cette écriture captivante réside dans la sélection du vocabulaire. La prostitution, Momo ne connaît pas, mais il sait que sa mère se « défendait avec son cul ». Comme tous les enfants, Momo peine à exprimer correctement ce qu’il a entendu ici ou là. Il confond les mots : le proxénète restera éternellement un proxynète.
Cette légèreté permise par l'écriture enfantine et orale offre l'occasion d’aborder des questions sensibles et délicates à travers les yeux innocents d’un enfant. Drogue, prostitution, racisme… des thèmes qui ne semblent pas devoir être connus d’un enfant y sont abordés. Romain Gary va jusqu’à introduire la question de l’euthanasie dans la bouche de Momo qui ignore ce mot et parle d’avortement. L’ouvrage reçut le prix Goncourt en 1975, 40 ans se sont écoulés depuis et pourtant, combien cette histoire paraît contemporaine tant les questions qu’elle pose sont actuelles.
La vie devant soi constitue un hymne à l’amour et au partage. Entre rires et larmes la force des émotions transmises est saisissante. Dans l’immeuble, toutes les origines se côtoient. Sous le pseudonyme d’Emile Ajar, Romain Gary finit par tout entremêler à travers la relation fusionnelle de Momo et de madame Rosa : la Juive dit inch’Allah, le musulman parle yiddish.
C’est une histoire d’amour hors du commun, intergénérationnelle. Pas à l’eau de rose -Madame Rosa n’est pas belle d’ailleurs. Mais un récit qui fait voir combien il est important d’avoir quelqu’un pour soi, jusqu’au bout. Formidable tranche de vies, qui pour l’une arrive à son terme, pour l’autre se poursuit car il a encore toute la vie devant lui.