Je me suis longtemps demandé ce qui faisait la beauté de La Vie devant soi, et j'ai trouvé la réponse dans les commentaires des autres, plus précisément dans mon désaccord avec les commentaires des autres.
Un certain membre de ce site écrit dans sa critique "Peut être que c'est voulu et que c'est fait exprès, mais j'en ai marre de ça aussi, de se cacher derrière un enfant pour écrire comme un illettré". Puis "je n'aime pas son ballotement perpétuel entre: je suis un gamin je connais rien à la vie; et d'un coup; j'ai 87 balais et je suis un grand sage, avec des réflexions d'adultes et des jurons immondes". Un ami quant à lui me parle d'un "style simple, épuré".
Non ! Stop ! C'est tout le contraire, Gary fait partie de ces rares écrivains qui faisaient un effort colossal sur le style, qui comme Céline, vont jusqu'à inventer une nouvelle langue pour faire sentir les émotions d'une situation. C'est tout sauf simple, c'est tout sauf le langage d'un illettré. Personne ne parle comme Momo (qui en effet tantôt garde sa naïveté d'enfant, tantôt est atteint de fulgurances dignes des plus grands esprits) et c'est précisément ce qui est génial. Ce n'est pas une bête retranscription de la réalité, c'est un travail profond sur le style qui permet de créer un univers imaginaire dans la langue et dans les idées, et qui réussit à donner au roman une dimension extraordinaire (au sens propre du mot).
La Vie devant soi est un roman terriblement avant-gardiste, et le relire en 2017 fait presque froid dans le dos, tant ce qui est dit sur les juifs, les arabes, les travesties, le racisme, reste d'une intelligence futuriste. Sur le droit à mourir aussi, en vogue cette année, Gary disait déjà l'essentiel en 1975 :
Mais à présent elle se faisait de plus en plus rare, elle n'avait plus
assez de jambes et de coeur et son souffle n'aurait pas suffi à une
personne le quart de la sienne. Elle ne voulait pas entendre parler de
l'hôpital où ils vous font mourir jusqu'au bout au lieu de vous faire
une piqûre. Elle disait qu'en France on était contre la mort douce et
qu'on vous forçait à vivre tant que vous étiez encore capable d'en
baver. Madame Rosa avait une peur bleue de la torture et elle disait
toujours que lorsqu'elle en aura vraiment assez, elle se fera avorter.
Elle nous avertissait que si l'hôpital s'en emparait, on allait tous
nous trouver dans la légalité à l'assistance publique et elle se
mettait à pleurer lorsqu'elle pensait qu'elle allait mourir en règle
avec la loi. La loi c'est fait pour protéger les gens qui ont quelque
chose à protéger contre les autres.
Si Madame Rosa était une chienne, on l'aurait déjà épargnée mais on
est toujours beaucoup plus gentils avec les chiens qu'avec les
personnes humaines qu'il n'est pas possible de faire mourir sans
souffrance.
Et puis il y a ces fulgurances, presque à chaque pages, comme celle-ci en fin de roman :
Moïse a fait un pas vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une
chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison :
- Ce n'est pas mon fils !
Roman absolument génial, d'une intelligence, d'une originalité et d'une modernité rares.