Dans quoi me suis-je lancé ? dis-je après avoir parcouru le début du livre. En effet, La Vie Mode d'Emploi est ce genre de "livre concept" assez rare maintenant mais que les Oulipiens tel Perec ou Queneau adoraient écrire.


J'ai lu, étudiant, quelques oeuvres de Georges Perec, mais toutes m'ont frustrées : Les Choses est assez laconique, La Disparition est compliqué à lire et un poil redondant une fois la prouesse comprise, Les Revenentes est un gros gag, Un Homme qui Dort m'a foutu complètement le cafard et mon préféré était Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? mais il faut l'avouer : c'est plus un livre-gag marrant à lire qui reste un peu anecdotique.


J'aimais bien l'auteur, ses projets fou, ses idées, mais aucun de ses romans ne m'a vraiment provoqué de plaisir. J'avais entendu parler de la Vie Mode D'Emploi mais sa grosseur et son projet un peu fou m'avait fait dire "il faudrait que je m'y attarde quand j'aurais le temps." C'est au final un de mes cousins qui me l'a passé cet été.



Un projet dingue :



Basé sur l'esthétique du puzzle, le roman est un pavé de 580 pages et de 99 chapitres décrivant les 100 pièces d'un immeuble parisien. On y décrit comment elle est décorée, qui s'y trouve, parfois on parle de ce qui s'est déroulé dans cette pièce ou l'histoire de ses anciens occupants. Parfois non. Le roman est écrit de telle façon qu'on ne passe jamais deux fois dans la même pièce et mais qu'aucune pièce décrite ne soit collé à une autre. (Selon le déplacement du cavalier d'Euler.)


On aurait pu se retrouver avec un pur roman descriptif, style nouveau roman, formant un catalogue de descriptions assez austères et sans récit. Mais en fait, Perec s'est fait plaisir : non seulement il s'amuse avec les formes (description d'articles, de pancartes, de magasin d'outillage) mais surtout le livre est bourré d'histoires géniales, rigolottes, acadabrantesques ou mystérieuses.


Quitte à varier les pièces, il varie le ton de son livre, on y trouve du polar, de l'histoire comique, du tragique, et on ne s'ennuie jamais. Certaines des histoires raconté dans La Vie Mode d'Emploi aurait pu faire l'objet d'une nouvelle, voire d'un autre roman (un des personnages est même le héros de l'intrigue du livre Un Homme qui Dort et son histoire est raconté par un regard extérieur.) Mais le fait que ça arrive à des gens qui se croisent, dont on a lu le nom plus tôt ou étant apparu dans l'histoire d'une autre personne nous donne l'impression d'un tout.


Perec n'oublie pas qu'en plus de s'être mis des tas de contraintes (certaines pièces sont la description moderne d'un tableau et chaque parties doivent mettre en scène un certains nombres de rebondissements) il doit s'adresser à un lecteur. Et si j'avais dans l'idée au départ de potentiellement lire les chapitres au hasard, je me suis aperçu que Perec avait déjà en tête une progression dramatique. Le premier chapitre commence par évoquer l'appartement de Gaspard Winckler en disant qu'il avait mis en place une vengeance qui arrivera après sa mort, et on va comprendre au fil de l'histoire comment lui et Barbletooth, un autre locataire de l'immeuble se sont fait la guerre... à partir de pièces de puzzle.


Et il semble dire que ça n'est pas grave si on ne lit pas chaque description de tableau attentivement ou si l'on ne le suit pas dans tout ses inventaires à la Prevert : ils sont là surtout pour poser l'ambiance et offrir des variations pour respirer (les chapitres alternent souvent entre "une histoire hyper prenante" et "une description d'objets se trouvant dans un appartement vide.")


Idem : afin de ne pas nous perdre, Perec, comme dans les romans de fantasy nous donne tous les pense-bête : il y a un index de la totalité des personnages et lieux apparaissant dans le livre, une chronologie des événements, la liste des histoires racontés dans le livre et surtout un plan de l'appartement avec le nom de chaque occupant et des occupants précédents. Celle-ci est aussi précieuse que la carte au début du Seigneur des Anneaux, tant le livre ne cesse de nous déplacer d'appart en appart.



Le livre qui donnait l'illusion de la vie :



Autant l'avouer, j'ai kiffé ce livre et c'est le genre de roman que je suis limite jaloux de ne pas avoir écrit. La Vie Mode D'Emploi est le projet d'une vie pour Perec : Il aura mis 9 ans à l'écrire et le concept du livre trainait déjà dans sa tête lorsqu'il était étudiant. Je sens que c'est le genre de livre dont je ne vais pas avoir fini de décortiquer ou lire des anecdotes.


L'idée du livre somme, du livre qui décrirait "la vie dans son ensemble" est une vieille chimère de l'histoire de la littérature (voire de l'histoire des arts, prenez une oeuvre comme Cloud Atlas par exemple) : La comédie humaine Les Rougons macquarts avaient cette obsession de raconter chaque strate de l'humanité, du populo à l'aristo.


Et l'on trouve ici la même idée avec la taille des appartements : en bas à gauche des appartements de 5 pièces possédés par des gens ultra-riches, dont les vies sont extraordinaires, à droite des bourgeois aux appartements de 4 pièces, la classe moyennes vit dans des 3 et 2 pièces, et tout en haut se trouve les pauvres, les serviteurs, les artistes dans leur chambre de bonne. (Avec les parvenus qui ont rachetés les chambres pour faire de grands appartements.)


Idem avec la temporaité : les histoires décrites se déroulent entre 1875 et 1975 et chaque période est abordée : on a des histoires se déroulant au XIXe siècle, des histoires d'aristocrates à la Proust et un récit de vengeance qui fait très western. Il y a quelques récits abordant la résistance et l'entre deux guerre. Et puis on trouve des histoires qui prennent de plein pied la fin du XXe siècle au point qu'elles sont limite contemportaines : on y trouve des commerçants qui se font du fric en délocalisant dans les pays pauvres, les problèmes ultra-moderne d'un employé de bureau et l'avènement des sociétés du loisir style Disneyland. Marrant de voir que par certains côté Perec avait déjà mis le doigt sur des problèmes qui sont encore d'actualité.


Si le livre a un côté "crépusculaire" (pas mal des résidents de l'appartement de la rue Simon-Crubelier sont à la fin de leur vie) il raconte aussi un brassage au niveau des personnages, certains locataires étant tout juste au début de leur histoire. Il y a tout un foisonnement dans la Vie Mode D'Emploi qui me donne vraiment l'impression de toucher du doigt ce qui fait de nous des êtres humains.


Bref. J'ai 38 ans, un passé d'étudiant en lettre. Je pensais être blasé de tout... et je crois que je viens de lire le meilleur roman que j'ai jamais lu de ma vie, celui que je citerais comme mon roman préféré.

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le 4 avr. 2020

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