L'éthologie et les recherches sur l'intelligence animale ont depuis de nombreuses années déjà apporté des démentis cinglants à certaines théories sur le propre de l'homme : d'Aristote pour qui « seul d'entre les animaux l'homme à la parole », à Heidegger qui pensait que l'homme se distinguait par son imagination (l'homme comme « créateur de symboles »), en passant par Kant estimant que « parmi les habitants vivants sur cette Terre, l'homme se différencie de façon frappante de tous les autres êtres naturels par sa disposition technique (mécanique et liée à la conscience) au maniement des choses, par sa disposition pragmatique (à se servir habilement des autres hommes pour ses fins) et par la disposition morale de son être (agir à l'égard de soi-même et des autres conformément au principe de liberté, en se soumettant à ses lois » – dispositions elles-mêmes directement liées au fait qu'homo sapiens serait « un animal doué de capacité rationnelle » qui le rend apte à « faire de lui un animal raisonnable » ; et, bien sûr, inévitablement, en passant par Descartes pour qui nous serions les seuls à posséder une âme, nous offrant par là-même (et à nous seuls donc), l'intelligence, la sensibilité et les émotions (les animaux n'étant, que des machines autonomes).
Robert Yerkes, il y a un siècle déjà, publiait Presque humains (1925). Qui ça ? Les singes ! Yerkès (et son épouse, déjà…) montra en effet que les animaux savait résoudre, comme nous des problèmes nouveaux « au moyen d'idées ». de même Wolfgang Kholer, à la même période, dans L'intelligence des singes supérieurs (1927) soutint que pour résoudre une difficulté, un primate s'interroge, réfléchit et imagine mentalement une solution, qu'il fait appel à une véritable réflexion suivie d'une soudaine intuition : l' « insight ».
C'est surtout à partir des années 1960 que ces recherches font un bon prodigieux (notamment avec l'aventure scientifique de Jane Goodall au Kenya (où elle rejoint le Paléontologue Louis Leakey qui cherche à comprendre comment vivaient les premiers hommes, home habilis, dont le cerveau est à peine plus gros que celui des grands singes). A la rencontre des chimpanzés, Jane Goodall observera un jour un vieux mâle (Barbe blanche) cueillir une grande herbe, l'introduire dans un trou de termitière puis l'en retirer pour déguster les termites qui s'y étaient accrochées : la seule conclusion possible était bien que les singes, eux aussi, savaient recourir à des outils. Mieux encore, sa longue fréquentation de cette communauté simiesque lui permit de dégager des caractères : outre Barbe blanche elle identifia ainsi William, un mâle timide et toujours sur la réserve, à l'inverse de Flo, une femelle très communicative, et bien d'autres. Pire aussi, elle dut constater que les humains ne sont pas les seuls à commettre des meurtres : les chimpanzés aussi peuvent faire preuve d'une grande violence voire combattre, à mort, leurs ennemis. Seules en réalité (règle sociale) les jeunes femelles passaient d'un territoire à l'autre sans se faire agresser. Les mâles, eux, en patrouilles, contrôlaient les frontières, partaient éventuellement en mission de rapatriement des femelles et chassaient également en troupe.
Goodall ne fut pas la seule primatologue à se livrer à l'observation des singes en milieu naturel : Diane Fossey (dont nous connaissons tous le nom) est restée célèbre pour ses observations de gorilles au Rwanda (toujours sous l'impulsion de Louis Leakey) : démontrant que ces grands singes n'avaient rien des brutes auxquelles les mythes à la King Kong les réduisaient, mais se révélaient au contraire paisibles, intelligents et émotifs.
Pour la petite histoire (des sciences), nombres de ces primatologues qui ont contribué à changer le regard sur les singes sont des femmes (Biruté Galdikas, autre « ange de Leakey » comme on la surnommait avec Goodall et Faussey, mais encore Jeanne Altman, Linda Marie Fedigan, Sarah B Hrdy, Barbara Smith, Shurley Strum) : le regard que ces scientifiques femmes posèrent en effet sur les communautés de singes qu'elles étudièrent attentivement et passionnément, marqua une rupture avec les études en primatologie en vogue dans les années 1950 (et plutôt menées par des hommes), plus attentives (voire dominées) par une vision où la hiérarchie entre mâles était perçue comme le principal facteur organisateur du groupe. En s'intéressant davantage aux rôles des femelles, aux relations mères enfants, à la personnalité de chaque animal, ces primatologues femmes (et parfois féministe assumée comme Linda Marie Fedigan) ont fortement contribué à « humaniser » l'image de ces singes.
Humaniser… c'est le mot qui m'est venu à l'esprit en effet à la lecture de ce nouvel essai de Peter Wohlleben. Je l'ai d'abord abordé avec mes « tropismes » habituels, obsédé que je suis par ce qui peut bien nous caractériser, nous autres animaux humains. Et puis, (re)découvrant ou vérifiant, par mille et un exemple, et dans un style toujours aussi pédagogique, que les animaux sont des hommes comme les autres (doués de langage, d'intelligence, de capacité de calcul et de raisonnements stratégiques, aptes à l'entraide, à l'empathie même, dotés d'une conscience, de personnalités propres même, attentifs à éduquer leurs petits, à leur transmettre des savoirs utile, se répartissant des responsabilité mais sachant aussi se distraire, etc.), j'en suis venu à m'oublier, à nous oublier, regardant ces autres habitants de la Terre en eux-mêmes, pour eux-mêmes.
• S'il est encore besoin de les comparer, de les ramener à nous, pour mieux montrer à quel point la frontière qui nous en éloigne est ténue, voire discutable, c'est que l'entreprise est malheureusement nécessaire : pour déconstruire une « anthropologie » à la Buffon et toute une philosophie héritée des lumières qui n'ont eu de cesse de chercher à démontrer que nous ne pouvions être assimilés à ces rampants, quadrupèdes et autres bêtes à plumes (sans même avoir besoin d'évoquer les insectes). Ah que Montaigne avait raison, lui, concernant le bipède sans plume (Platon) que nous sommes : « c'est par vanité (…) qu'il se sélectionne lui-même et se sépare des autres créatures ». Pour l'auteur des Essais en effet, « nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste (…) il y a quelques différences mais c'est sous le visage même de la nature ».
Ainsi, le grand plaisir que nous offre La vie secrète des animaux c'est bien celui de nous initier à un monde, à des mondes, en eux-mêmes merveilleux, de richesses, de nuances, de complexité, de variété. En eux-mêmes admirables ! Si, comme d'autres ici, j'ai été moins fondamentalement surpris et bouleversé par ce qu'on y apprend que dans La vie secrète des arbres, ça reste un essai fort plaisant, follement dépaysant, amusant souvent, attendrissant parfois, instructif à coup sûr et dont nous avons besoin : un livre qui nous élève en remettant tout le monde sur un pied d'égale dignité.