La Vieille Fille du titre, c’est Rose Cormon, jeune femme de bonne famille dont le célibat intéresse tout Alençon – trois hommes en particulier.
Il faut donc lire « la vieille fille », mais comprendre « le placement financier ». Le personnage qui ne le comprend pas – qui ne le calcule pas, dans deux sens du terme – finira mal : « Athanase, le seul des trois prétendants à la main de la vieille fille qui ne calculât plus rien, aimait alors la personne autant que la fortune » (p. 854). En d’autres termes, car Balzac renonce rarement à étoffer ses analogies, Rose Cormon « était la perdrix dodue, alléchant le couteau du gourmet » (p. 858).


D’emblée, on retrouve donc tout ce à quoi les « Scènes de la vie de province » précédentes ont habitué le lecteur : une ville qui « n’a pas de hasards » (p. 860), une « maison […] de verre, comme toutes les maisons de province » (p. 821), une rivalité aussi feutrée dans ses manifestations que violente dans ses principes (en l’occurrence entre le Chevalier de Valois et du Bousquier), des personnages solitaires qui tournent en rond.
Plus généralement, comme dans l’ensemble de la Comédie humaine, il y a des descriptions, des digressions, des tentatives d’humour, un regard de zoologue porté sur la société, et un va-et-vient permanent entre axiomes sociaux généraux et applications particulières – « Du Bousquier encore au lit remâchait ses plans de fortune, car il ne pouvait plus être qu’ambitieux, comme tous les hommes qui ont trop pressé l’orange du plaisir. L’ambition et le jeu sont inépuisables » (p. 832).
Et autant le caractère péremptoire des remarques du narrateur peut faire sourire, autant il est difficile de prendre en défaut l’acuité de ses analyses morales et sentimentales. Plus précisément, dès qu’il s’agit d’articuler le caractère des personnages et leur milieu – autrement dit, de lier psychologie et sociologie – Balzac est très fort. « – Tu as trop d’esprit, Rose, il n’en faut pas tant pour être heureuse » dit l’abbé de Sponde à Rose. Parole anodine de directeur de conscience ? Peut-être, mais « Un mot pareil excitait un sourire de satisfaction sur les lèvres de la pauvre fille, et la confirmait dans la bonne opinion qu’elle commençait à prendre d’elle-même. Et voilà comment le monde, comment nos amis et nos ennemis sont les complices de nos défauts ! » (p. 873).


Mais ce qui est peut-être le plus singulier dans la Vieille Fille, c’est le méthodique massacre de personnages auquel se livre le narrateur. Le premier personnage qui se déplace dans le roman – autrement dit, celui qui lance l’intrigue – est une grisette, Suzanne. Par jeu, ou par une sorte d’espoir confus, elle annonce sa – fausse – grossesse au chevalier de Valois, qui ne mord pas à l’hameçon mais la réoriente vers son ennemi, du Bousquier, qui, lui, se laisse prendre au piège.
Prometteuse, cette Suzanne ? Suffisamment pour impressionner le chevalier, qui lui concède des « idées supérieures » (p. 826). Mais peut-être pas assez pour Balzac, qui l’éjecte de la suite de l’intrigue. Délibérément, par une de ces digressions métanarratives qui font une partie de sa modernité : « Cette grande et belle personne assez hardie pour brûler ses vaisseaux, comme Alexandre, au début de la vie, et pour commencer la lutte par une faute mensongère, disparut du théâtre après y avoir introduit un violent élément d’intérêt » (p. 845).
Quant à Rose Cormon… D’accord, il n’y aurait pas de roman sans elle – mais il n’y en aurait pas non plus sans ses prétendants : imaginez une charogne qui nécessiterait ses charognards… Du reste, elle vaut avant tout par son statut à la fois sentimental et social : le roman s’intitule la Vieille Fille, pas « Rose Cormon ». Or, Madame Bovary ne s’intitule pas « la Femme adultère », ni Paul et Virginie « les Jeunes Amoureux » : eux sont des individus.
Mais surtout Rose, « en préférant les malheurs de sa virginité infiniment trop prolongée au malheur d’un mensonge, au péché d’une ruse » (p. 862), ne sera jamais qu’une potentialité, du point de vue social aussi bien que littéraire (1), comme toutes les femmes balzaciennes quand elles ne sont pas mères – et l’on apprendra à la fin du récit qu’elle mourra fille.
Quant je vous parlais de massacre… C’est explicite dans le cas du plus jeune des soupirants : « Athanase vécut et mourut dans les ténèbres » (p. 920). En réalité, il meurt dans un trou d’eau, mais effectivement il aura vécu dans une cécité sentimentale et sociale affligeante et complète.
Cruel, Balzac ? Mais il s’en défend, quand il attribue à la société la froideur presque cynique avec laquelle il paraît se débarrasser de ses personnages – en l’occurrence, dans le « suicide continu bien autrement pitoyable » du chevalier. « Athanase fut promptement oublié par la société qui veut et doit promptement oublier ses morts. Le pauvre chevalier de Valois mourut de son vivant, il se suicida tous les matins pendant quatorze ans » (p. 921).


Notre quatuor ainsi éparpillé, qui reste-t-il ? Du Bousquier ! Représentant – malgré sa particule – de cette bourgeoisie libérale triomphante et médiocre que Balzac méprise. Dans le Cabinet des Antiques, du Bousquier changera de nom et s’appellera du Croisier. À personnages insignifiants, noms interchangeables.
Dans Madame Bovary, du Bousquier s’appellera Homais et triomphera définitivement.


(1) J’ignore si Balzac, dans le passage sur lequel je m’appuie, entend valoriser son personnage ou non. Les deux ou trois pages dont il est tiré sont tout aussi ambiguës. Balzac conclut en avançant que « la dévotion cause une ophtalmie morale » (p. 863), mais on sait aussi qu’il distingue dévotion et piété. Cela fait-il relativiser les protestations de moralité qu’il expose dans l’avant-propos de la Comédie humaine ? Il parle ailleurs dans la Vieille Fille de « la Vérité, cette cruelle débauchée » (p. 818). Quoi qu’il en soit, notre héroïne est très loin d’une Manon Lescaut ou d’une Emma Bovary. (En fait, ça me paraît encore plus compliqué : deux passages au moins de la Vieille Fille associent Rose au Diable.)

Alcofribas
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le 22 déc. 2020

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