Lady Susan est clairement un OVNI dans l'oeuvre par ailleurs homogène de cette très chère miss Austen. En tout cas, je ne vois pas comment l'appeler autrement. Dans nul autre roman de l'auteur, le personnage central est aussi noir et contraste autant avec les "bonnes moeurs" d'une société bourgeoise archi-structurée jusqu'à en paraître figée.
Lady Susan aurait pu être une simple peste, ce qui aurait donné à ce court roman un humour et un cynisme qui aurait fait de lui un bijou de nouvelle mais Jane Austen a choisi de faire de son héroïne l'incarnation de la mauvaise conduite en société, l'outrage d'une bienséance mondaine à laquelle tout Anglais, riche ou pauvre, est attaché et le symbole d'une corruption de moeurs tout à fait surprenante sous sa plume.
Pour commencer, Lady Susan est veuve. Voilà un état qui n'avait jamais été exploré par l'écrivain et pour cause ! Lady Susan étant l'un de ses premiers écrits (1793-1795), soit une oeuvre dite "de jeunesse". Sachant cela, on peut être abasourdi par sa maturité d'appréhension du personnage principal ! Tant de noirceur, tant de séduction coupable, tant d'outrages aux moeurs de la part d'une veuve qui se devait entre tous les êtres d'être le plus respectable et qui plus est se double d'une mère indigne, très en dessous du minimum syndical pour ce qui est de ses devoirs parentaux ; vous admettrez comme moi que de la part d'une jeune femme de 18 ans, fille de clergyman, le choix d'une telle héroïne a de quoi faire lever un sourcil d'étonnement.
La précocité de Jane Austen, paradoxalement, transparaît dans le style moins abouti que dans ses oeuvres plus tardives, un phrasé moins fluide, une approche des personnages secondaires plus fade qu'à l'ordinaire avec l'emprisonnement de certains d'entre eux dans des clichés qui leur ôtent toute personnalité propre. Cependant, le choix d'une narration épistolaire donne un rythme soutenu qui, à mon sens, "sauve" l'ensemble du roman.
Mon impression tout au long de ma lecture (qui fut brève étant donné le nombre de pages !) a été que la brièveté du récit, son rythme, sa structure et ses rebondissements semblaient désigner cette oeuvre pour être adaptée au théâtre. D'ailleurs, les premières oeuvres adolescentes de miss Austen étaient des pièces de théâtre et l'auteur fut dramaturge avant d'être romancière.
Au final, Lady Susan est un roman plus intéressant à découvrir que captivant à lire mais il apporte sans conteste des clés de compréhension précieuses à qui veut approfondir sa connaissance de l'oeuvre austenienne.
Je dois avouer qu'avec mes yeux de lectrice du XXIème siècle, Lady Susan n'a pas tout à fait réussi à se faire détester de moi ; j'ai même apprécié sa détermination à rester indépendante, à agir à sa guise, son habileté à parvenir à ses fins grâce à son don pour la conversation, son assurance face à ses propres actes condamnables par tous et sa volonté d'affirmer son libre-arbitre quitte à se jouer des hommes et des dames "accomplies et bien-pensantes". Son passé semble avoir été mouvementé et son éducation bâclée mais de toute évidence elle a appris toute seule à avancer dans une société cloisonnée et hostile aux parvenus. Après un mariage peu heureux, une maternité oppressante pour qui n'a pas l'instinct maternel et craint la future "concurrence" d'une fille distinguée par sa beauté et sa grâce comme c'est le cas de Lady Susan avec Frederica, elle parvient à tirer son épingle du jeu. Or il ne devait pas être simple pour une femme à cette époque de choisir sa destinée et de conserver son indépendance. Alors, j'ai presque envie de dire : "chapeau bas, Lady Susan !"