« ...Que dire des hommes, habitant des cabanes d’argile, bâties sur la poussière, qu’on écrase comme des vermisseaux ! Du matin au soir, ils sont détruits. Sans que l’on y prenne garde ils périssent pour toujours.
Le fil de leur vie est rompu ; ils meurent avant d’avoir acquis la sagesse. » Job, 4:19-21
Last Exit to Brooklyn, épigraphe de la dernière partie « Coda, Bout du monde »
Le livre nous éclate littéralement au visage. Et conserve, un demi-siècle plus tard, toute la puissance de sa modernité, en nous laissant à chaque lecture, une fois le roman refermé, comme étourdi par le souffle de sa force, paroxystique, la révolution de son style inventif et son parler émancipé des usages de la bien-pensance, confirmant la prophétie anticipatrice d’Allen Ginsberg, poète de la contre-culture américaine « Last exit to Brooklyn va exploser au-dessus de l’Amérique comme une bombe infernale rouillée et sera lue avec la même fièvre dans cent ans. ».
Premier opus de l’auteur, six ans d’écriture, deux heures par jour, ces six nouvelles se veulent, dans un style extrêmement innovant et très cru, la stricte présentation du quotidien du petit peuple et des bas-fonds de la Ville, le récit frénétique (sous drogue ?) du huis-clos claustrophobe du quartier portuaire du Brooklyn de l’immédiat après-guerre. Aucune complaisance de la part de SHELBY resté en retrait, aucune interprétation, jugement ou message moralisateur (en apparence) pour rapporter la lutte pour la vie, le sauve-qui-peut haletant, la quête d’amour de tous ces déclassés et marginalisés du rêve américain - que Shelby a côtoyés pour y être né et y avoir vécu.
Un éclairage cru sur Brooklyn : sexe, déchéance, ultra-violence et viol en bande, speed d’amphétamines, morphine et alcool, quotidienneté d’existences sans solidarité ni altruisme dans ce grand rassemblement urbain où s’entassent ouvriers, chômeurs et exploités, marginaux, travestis et homos, guidés par leur recherche d’amour, de dollars ou la satisfaction de pulsions animales et instincts sauvages. Des instantanés de grouillement humain coincé dans l’impasse sans horizon de ce cul-de-sac portuaire de la Big Apple, Métropolis-Babylone, dans ces logements et bars à putes pour soldats et petits voyous désœuvrés amateurs de bagarres, de passages à tabac et de sang.
Seulement des faits bruts et le regard d’un auteur/témoin, étouffant parfois ses larmes, sa rage ou son affection sous le flot, vraie logorrhée d’écriture, de très longues phrases - jusqu'à quatre pages - formant un pêle-mêle indistinct, un patchwork de récits, de dialogues et des monologues intérieurs, flux de conscience de ses « héros ».
Mais comme en filigrane, une lueur et un signe. Chacun des chapitres du livre portent, en incipit, les épigraphes de versets bibliques, autant de messages de la spiritualité à l’orée du récit, d’irrépressibles rappels par l’écrivain du contraste entre cette transcendance mise en exergue et la misère de la condition humaine.Car tout est vanité. L’amoralité et la violence de cette publication sulfureuse, interdite ou condamnée pour obscénité, mais c’est la réalité qui l’est, portent ainsi le masque d’un monde au Dieu caché, d’une vie sans espoir, d’un ciel vide que rien ne vient combler.
Malgré sa violence sadique et la crudité de son verbe, Last exit peut dès lors s’interpréter comme l’œuvre subliminale d’un puritain moralisateur, « une version X des saintes Écritures », obsédé par la faute et la peur du corps, exhortant, via la vision négative et quelque peu désespérée de Brooklyn, au sursaut salvateur de cette masse plébéienne, à son antithèse lumineuse, raison, fraternité et équité, à la rédemption d’une humanité qui se perd. Et c’est là, pour nous, toute la force du paradoxe de ce roman bouleversant, véritable opéra en prose à l’obsédante musicalité.