Retour de lecture sur “Last Exit to Brooklyn” qui est le premier roman écrit par Hubert Selby Junior, publié en 1964 aux Etats-Unis. Un roman qui a eu un très grand succès à sa parution et qui a même valu à son auteur un procès pour obscénité. Un livre qui fut encensé par Burgess, Beckett, Lou Reed ou David Bowie, c’est une des grandes voix de la beat generation et de la littérature américaine contestataire des années 50 et 60. Véritable chef d'œuvre, issu des bas-fonds de ce quartier de New-York, il est d’une désespérance inouïe. L’auteur nous décrit la face sombre de l'Amérique, celle qui est en marge de ce rêve de réussite, de profits, et de bonheur matériel. Il rejoint ainsi par sa puissance les plus grands que sont Fante, Brett Ellis ou Steinbeck, et par certains aspects Faulkner. Souvent comparé à Céline, c’est une plongée tout aussi profonde dans la noirceur de l’âme humaine, avec des personnages encore plus violents et haineux envers leurs contemporains. Ce livre est un recueil de six nouvelles qui se passent toutes apparemment dans le même secteur de Brooklyn. On a notamment un jeune militaire qui, avec deux camarades, a le malheur d’intervenir dans une querelle de couple et qui finit pratiquement tabassé à mort par une bande de voyous. On retrouve ensuite cette même bande dans l’histoire suivante lors d’une partouze ou tout le monde est shooté à la Benzédrine, notamment un travelo nommé Georgette qui est malgré lui amoureux de l’un d’eux. Une soirée de défonce dans laquelle ces voyous montreront toute l’étendue de leur brutalité et cruauté. A noter que cette histoire intitulée “La reine est morte / The queen is dead” a été à l’origine du titre de l’album éponyme des Smiths. Il y a encore l’histoire d’une fille, Tralala, qui pense avoir trouvé un filon en utilisant ses atouts physiques pour détrousser des marins et qui finira immolée après un viol collectif. Dans une autre nouvelle l’auteur se focalise particulièrement sur le quotidien des habitants de ce quartier désœuvré, notamment des femmes qui subissent et vivent soit seules, soit dans une violence conjugale, dans les deux cas dans une extrême solitude affective. Elles se croisent dans cette jungle, au pied des immeubles, telles des zombies, se jugent, se dénigrent, alors qu'elles vivent dans le même enfer. L’histoire la plus marquante de ce livre concerne Harry, un branleur, alcoolique, qui ne supporte plus sa femme. Entre deux gueules de bois, en tant qu’ouvrier syndicaliste, il organise une grève. En tapant allègrement dans la caisse du syndicat, il peut mener la grande vie et pense avoir pris de l’importance, avoir réussi quelque chose. Il se croit aimé, se tape des travelos intéressés par son argent, et se saoule continuellement dans le bureau de grève avec les caïds du coin qui profitent de lui. La grève finie, le retour à sa vie misérable d’avant s’avère insupportable, il finira par ne plus rien gérer du tout et cela finira de manière particulièrement sordide, roué de coups dans un terrain vague après une agression sexuelle sur un gamin. On retrouve à peu près le même schéma dans toutes les histoires, avec un rêve qui finit dans le plus abominable et le plus sordide des cauchemars, dans une boucherie. Il n’y a pas de lumière chez Selby, pas d’issue, tout est désespérément noir, ses personnages sont tous pour la majorité de sombres débiles. Le tout est écrit dans un style haletant, binaire, très cru, sans aucune poésie, aucune métaphore. Un style terriblement réel qui colle parfaitement avec cet univers des plus glauques. Dans ce Brooklyn des bas-fonds, on est bien plus près d’Anthony Burgess que de Paul Auster. Ces gens vivent dans leur vie de couple et de famille dans une violence physique et psychologique constante. Un monde dans lequel la notion de bien et de mal n’existe pas, tout n’est régi que par la violence, et surtout le sexe, et encore le sexe, un monde terriblement désespérant. Au-delà de cette peinture d’une Amérique sans aucun repère, c'est au final une réflexion sur la nature et la condition humaine. En pleine guerre froide, Selby nous décrit l’apocalypse, il n’est pas nucléaire, c’est juste un monde de solitude, un monde sans amour.
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"Il se dégagea rapidement et s'étendit sur le côté, en lui tournant le dos, il agrippa l'oreiller des deux mains, le déchirant presque, le visage enfoui dedans, prêt à pleurer ; l'estomac soulevé par la nausée ; le dégoût semblait s'enrouler autour de lui comme un serpent, lentement, méthodiquement et retirer douloureusement toute vie de son corps, mais à chaque fois que cela approchait du moment où une simple petite pression mettrait fin à toutes choses : la vie, la misère, la douleur, cela cessait de le serrer, mais la pression subsistait et Harry était là, le corps seul vivant par la douleur, l'esprit malade de dégoût."