Retour de lecture sur "Enfants des morts" un roman de l'auteure autrichienne Elfriede Jelinek (Prix Nobel 2004), publié en 1995, en langue allemande pour sa version originale. Cela se passe dans une pension de montagne dans les Alpes autrichiennes, en Styrie, la région d'origine de Jelinek. On assiste à une farce macabre dans laquelle trois morts vivants massacrent, hantent, torturent et démembrent des vivants. Ces morts vivants sont la réincarnation de tous les morts innocents du passé autrichien, ils tendent un miroir à des vivants totalement apathiques qui prennent du bon temps dans cette station, englués dans leur suffisance, leur médiocrité, et négation du passé. le livre est un cauchemar à tous niveaux. Déjà au niveau de l'histoire qui en relate un, mais pas un cauchemar individuel, c'est le cauchemar collectif de toute l'Autriche. Comme à son habitude Jelinek n'est pas tendre avec ses compatriotes et ne leur fait aucun cadeau. On pense dans ce roman à la montagne magique de Thomas Mann pour la puissance de ce décor montagneux, à Céline pour la méchanceté dans l'écriture, et puis même à Stephan King pour la couche de gore. Jelinek met ainsi ses compatriotes en face de leur culpabilité par rapport à leur passé et plus particulièrement le génocide juif. Cette thématique de la culpabilité du peuple Autrichien est récurrente chez elle. Ce livre est considéré pour beaucoup comme son chef d'oeuvre, et même pour certains comme l'un des plus grands livres de la langue allemande du XXe siècle. Sur une 4ème de couverture on peut lire que Jelinek achève ici magistralement son voyage au bout de la nuit autrichienne, cette formule est particulièrement bien trouvée. Ce roman est ensuite un cauchemar pour le lecteur. Rien n'est facile, aucune concession n'est faite. Au contraire, il est malmené au possible tout au long de ce livre. Comme dans un vrai cauchemar, c'est à lui de prendre du recul par rapport au texte qui est souvent sans cohérence apparente, totalement confus. La chronologie n'est pas toujours respectée. On est dans un monde de rêves et de cauchemars. C'est du David Lynch, sans les images... sur 700 pages. Malgré une écriture d'une très grande qualité, c'est une lecture âpre, difficile, sans dialogues, avec continuellement des digressions qui n'en finissent pas. Elle y aborde énormément de choses, le culte de la performance par le sport, du savoir, de la beauté, le culte germanique pour l'automobile, l'abrutissement des médias, la tyrannie domestique et le féminisme, les dérives de la société de consommation, l'oubli et la réécriture de l'Histoire... Sa manière de décrire les rapports sexuels, entre ces morts-vivants est juste hallucinante. le texte est d'une richesse inouïe, et il est juste dommage qu'avec une lecture normale on a l'impression d'en appréhender qu'une petite partie, même si cette partie est terriblement impressionnante. Il faut accepter de lire des pages entières sans en capter le sens, et d'en lire d'autres, qui constituent une bonne partie du roman, dans lesquelles on navigue dans un grand flou, quant à l'interprétation qu'il faut leur donner, sans savoir vraiment dans quel niveau de réalité ou du cauchemar nous sommes, ou sans en comprendre toutes les références. Une mention spéciale pour la traduction, qui, même si elle bute quelques fois sur des expressions intraduisibles, est particulièrement riche. C'est un véritable périple littéraire, même si on y laisse des plumes, on a à la fin le plaisir et la satisfaction d'être arrivé au bout d'une oeuvre incroyablement complexe et exigeante. L'impression d'avoir gravi un grand sommet autrichien, ou d'avoir rêvé de l'avoir fait.

Daniel_Sandner
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le 22 juil. 2024

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