Depuis que j’ai lu L’odyssée de Pénélope de Atwood, je milite pour l’intégration d’un trigger warning : « réécriture mythologique » sur la couverture des livres. Un traumatisme le bordel, tellement c’était nul à chier. Donc depuis, naturellement, je me méfie de ce genre de projet. D’autant plus quand c’est fait par des femmes dans un but de mettre en avant un personnage féminin déclassé d’une épopée. Sorte de féminisme à deux balles qui se concentre sur l’image projetée plutôt que sur la flamme. You want it darker, we kill the flame, disait le poète.
Et puis est arrivée Ursula le Guin. Comme quoi, quand on a du talent, on peut réécrire des mythes connus de tous, usés jusqu’à la moelle et ça peut être bien. Très bien même.
Dans le livre, Lavinia nous raconte son histoire. Bien qu’étant la deuxième femme d’Enée, elle reste peu connue des légendes : oui, le poète n’a pas eu le temps de terminer son histoire, de donner une substance à son personnage. Ce faisant, elle vit, mais pas assez pour se contenter de ce qu’elle a, de ce qu’on lui a donné.
Car dans Lavinia, le poète, Virgile, est une sorte de demiurge, mais un demiurge injuste, pris de court. Il a mal fait les choses pour Lavinia et elle décide, par le présent récit, de rétablir, non pas la vérité, mais qui elle était, de rendre sa substance à son personnage. Raymond Queneau aurait liké ça.
Ce qui est intéressant, c’est qu’Ursula le Guin se place directement dans la lignée de Virgile et d’Homère : Virgile, quand il écrit l’Enéide, utilise un personnage mineur de l’Iliade, Enée, et lui donne son épopée. Le Guin, elle, utilise un personnage mineur de l’Enéide, Lavinia, et lui donne son épopée. Il s’y dessine une sorte de filiation qui donnerait Homère > Virgile > Ursula le Guin. (Le > n’étant pas dans mon propos un signe de supériorité, mais plutôt chronologique.)
Et là où Ursula le Guin a un talent fou, c’est lorsqu’elle fait intervenir Virgile en personne. Dans une scène Lavinia parle au poète. Elle le voit, fiévreux et mourant, c’est une ombre, un fantôme et ils échangent quelques paroles. Et ce qui est génial, c’est que pour Virgile, (et donc pour nous, car nous sommes dans le monde où Virgile a existé, mais pas Lavinia) Lavinia est une sorte d’hallucination, qu’on peut deviner causée par sa maladie. La scène est donc contée du point de vue de l’hallucination. Mais pour Lavinia, Virgile en est une aussi. On touche là le fantastique pur : c’est-à-dire que cette scène représente un sas entre deux mondes : le nôtre et celui de Lavinia. Et ce sas est possible grâce à une seule chose : la poésie.
Autre chose dont parle Le Guin et qui n’est que trop rarement évoqué : la violence que peut être le mariage pour une jeune fille de l’époque. C’est quelque chose auquel j’ai toujours pensé : cette violence de quitter sa famille, ses amis, son foyer, pour ne jamais, sans doute, les revoir. Je pense qu’on imagine mal la dureté de la chose. Et lorsqu’on entend, que lors de l’antiquité, telle fille a été mariée à tel roi, à tel paysan, cette violence-là est toujours présente. Ursula le Guin l’écrit parfaitement, et cela passe, en plus que par le personnage principal, par le père, le roi, qui est tiraillé entre son rôle de père : il voudrait garder sa petite fille aimée avec lui pour toujours ; et son rôle de roi : il doit marier sa fille pour perpétuer le royaume. Déchirant.
Je me force à m’arrêter ici, le livre est si riche que je pourrais en parler des heures.
Lisez-le.