Per Wahlöö n'est pas n'importe quel péquenaud sorti de je ne sais quel chapeau d'éditeur obscur qui, se levant un matin l'esprit légèrement éméché par des rêves mégalomaniaques, se décide tout à coup d'écrire un livre comme on choisirait la couleur de son boxer ou le goût de son thé matinal, alors même que, tout le monde le sait, les véritables écrivains préfèrent largement le café. Non, ce n'est pas un auteur lambda comme il en existe des milliers dans la sphère du roman policier et du roman noir, mais bien le fondateur, avec son épouse, du roman policier suédois, le genre policier qui, aujourd'hui, a non seulement le vent en poupe mais domine largement le monde de la littérature. Alors, il est vrai que ce genre est insupportable à bien des égards, qu'il psychologise tout, désenchante largement le modèle originel du roman policier incarné par Agatha Christie, qu'il enlaidit le Monde et passe l'intrigue policière au second plan pour mettre en valeur davantage la société dans laquelle elle se présente, ainsi que les hommes et les femmes qui les résolvent, non pas grâce à leurs petites cellules grises mais à grâce à un acharnement personnel profond. L'on peut regretter l'émergence et notamment l'hégémonie de ce modèle, mais il ne faut pas oublier que Per Wahlöö en est avant tout le précurseur, et comme on ne peut pas reprocher à Karl Marx le stalinisme ou à Jésus le christianisme de Saint Paul, il serait assez injuste, voire médiocre, de lui reprocher la production médiocre actuelle. Dans Le Camion, l'un des seuls romans que Wahlöö a écrit seul, sans son épouse Maj Sjöwall, il démontre toute son incroyable maîtrise ainsi que le fond philosophique d'une œuvre qui surpasse largement les croûtes littéraires d'aujourd'hui.
Dans une Espagne franquiste que l'auteur a bien connu, Willi Mohr, un peintre allemand désabusé, ayant fui la Wehrmacht puis la RDA, passe son été sur les rives balnéaires ibériques en compagnie d'un couple de Scandinaves voyageant dans un vieux camion retapé, Dan et Singlinde, pour s'adonner à l'insouciance de la création. Mais, dans un monde où la dictature corrompt tout, y compris les sentiments les plus intimes, dans une atmosphère d'espionnage et de contrôle permanent, les évènements dépassent bientôt le protagoniste qui se retrouve emporté dans des phénomènes qui le dépassent largement. Ce roman extrêmement bien structuré et construit, qui témoigne d'une maîtrise rarement égalée, parfois, il est vrai, légèrement artificielle, réussit à happer le lecteur et à le plonger dans une ambiance contrastée, dans laquelle la froideur brumeuse des camps de prisonniers polonais s'infiltre dans la chaleur éclatante des littoraux espagnols. Et, dans une maestria incroyable, Willi Mohr, cet allemand insignifiant ayant passé son enfance dans les Jeunesses Hitlériennes, à la vie, triste et glacée, et qui n'aspire qu'à la vengeance pour la perte de ses deux amis, est bientôt dépassé par la force de la révolution, jusqu'au dénouement final, tragique, terriblement ironique. Et si, dans une tyrannie, la vie n'est jamais très différente, puisque les gens y travaillent, y mangent, y dorment, y font l'amour, s'y promènent, comme les autres, elle devient parfois si absurde, si confondante qu'elle parvient à rayer d'un trait de plume les sentiments individuels pour en faire quelque chose de bien plus grand et de bien plus beau.