"Le Chant d'Achille" fait parti de mes lectures "incontournables à lire" du département adulte depuis un moment déjà - pas facile de caser les livres adultes dans un organigramme de lectures de libraire jeunesse! Franchement, ça valait la peine.



Le roman est une sorte de réécriture de L'Iliade, mais du point de vue d'un personnage considéré secondaire dans celle-ci: Patrocle, souvent décrit comme le compagnon le plus près d'Achille, le prince de Phtie et demi-dieu. Nous restons assez près de la version d'origine, quand aux évènements et sa durée, mais c'est le traitement qui va changer le plus, je trouve. Je croyais que la nouveauté résidait dans l'orientation sexuelle de Patrocle et Achille, mais même Wikipédia aborde dans le même sens que Mme Miller. Disons que L'Iliade était beaucoup moins explicite sur la question. Dans cette version, ils sont non seulement meilleurs amis, ils sont aussi des amants. Nous les suivrons depuis la naissance de Patrocle à son décès.



L'élément qui m'a assurément plu le plus est la "sanité" de leur relation. Alors que je peste contre toutes ces relations malsaines camouflées derrière le gros glaçage rose du sensationnaliste macho et ténébreux actuel, ici, on est pas dans une relation houleuse, marquée à la domination ou la superficialité. Ici, merci à leur autrice, Achille et Patrocle forment un binôme qui a toutes les qualités d'un couple en santé: la confiance, l’honnête, le respect, la complicité, la solidarité, la capacité de pardonner et de revenir sur les éléments irritants de leur quotidien ou de leurs mésaventures, leur communication efficace et partagée, leur égalité relationnelle et même leur compatibilité sexuelle marquée par la tendresse, le consentement et le plaisir. Franchement, je ne m'attendais pas à autant de force dans leur tandem, peut-être parce que d'ordinaire, Achille ressemble aux autres héros, c'est-à-dire macho, égocentrique et à l'orgueil mal placé. Quoique vers la fin, l’orgueil devient vraiment un enjeu, mais pas en rapport à leur couple. À bien des égards, ils sont donc un beau modèle de couple fonctionnel, complémentaire et attendrissant. Parmi les autres constants que je fais, je remarque aussi qu'ils évoluent ensemble, sans que l'un soit au détriment de l'autre. Achille, malgré ses devoirs et ses rôles, ne permet jamais que leur relation soit moins importante ou qu'ils doivent chercher à la cacher. Mieux, il trouve pratiquement toujours une façon d'avoir son partenaire près de lui, alors que nombre d'occasions étaient propices à l'oublier. Je constate aussi que loin d'être une passion irrationnelle, leur amour est au contraire progressif et repose sur de solides fondations. Bien loin du coup de foudre et de l’idolâtrement physique comme seul critère, Patrocle et Achille ont travaillé leur relation et si elle est confrontée comme tout couple normal à des turbulences, ils en ressortent plus forts et plus unis. Enfin, je remarque aussi qu'Achille, tout supérieur en titre et en ascendance qu'il soit, ne se place jamais au-dessus de Patrocle, il n'y a donc aucune forme de domination-ce qui est en soit fantastique. Patrocle et Achille étaient une équipe soudée, autant dans les bons moments que les moins bons.



Néanmoins, là où l'enjeu se profile, c'est sur la question de l'honneur d'Achille, prince et Héros de son état, qui se fait convaincre de finalement participer au conflit opposant Ménélas, roi de Sparte, à Troie, où le prince Pâris a amené Hélène, femme de Ménélas. C'était étonnant de voir à quel point Achille ne s'est pas jeté dans la mêlée comme certaines adaptations le suppose. Au contraire, il aura même été caché un temps par sa mère, la glaciale et rigide Néréide Thétis. Une prophétie promet gloire et renom à Achille à cette guerre, mais d'où il ne reviendra pas. Pour Patrocle et pour Achille, ils vivent donc sur du temps emprunté et rusent afin de ne pas rendre cette prophétie vraie. La guerre s'allonge, beaucoup plus que dans certains films sur ces évènements et on se demande quand l'épée de Damoclès s’abattra sur les deux personnages.



L'autrice reprend assez fidèlement beaucoup d'éléments de versions existantes de la guerre de Troie, mais même en la connaissant, on peut se demander où la réécriture va tenir cette fidélité. En conséquence de quoi je fus un brin stressée tout du long, en me demandant sans cesse quand les choses dégénèreront pour ce duo si attachant. Aussi, les Dieux et les créatures fantastiques existent dans cette histoire, comme en témoignent les interventions de Téthis, Appollon, Chiron et nombreuses calamités orchestrées par les Dieux. Une fois encore, les mortels sont peu de choses face aux caprices des dieux, et même certains divinités se retrouvent dans de fâcheuses positions sous les ordres d'autres divinités. Bref, c'est pas la joie en Grèce antique!



À partir d'ici, il peut y avoir des divulgâches.



Patrocle, notre narrateur, m'aura semblé un peu dans l'ombre d'Achille, au début. Néanmoins, quand on regarde son parcours, c'est tout-à-fait cohérent. Enfant d'un roi ayant épousé une femme ayant une déficience intellectuelle évidente, de constitution maigre et banale, Patrocle n'est ni réellement aimée et estimé par ses parents. Sans cesse ramené à la déception de son père et son physique un peu ingrat, difficile pour le jeune garçon de se bâtir une estime de soi solide. Il cherche la validation des autres tout en cultivant une certaine forme d'envie envers les autres hommes et garçons. Quand il commet un meurtre par accident, il est exilé en Phtie, royaume de Pélée, où Achille en est le prince. Sans nom de famille et sans statut, Patrocle se montre introverti, mystérieux et solitaire, au contraire des autres enfants exilés qui entourent Achille en quête de son attention. Ce tempérament semble pourtant plaire au prince blond, qui décide d'en faire son "therapon", son compagnon d'armes, qui ultimement fera donc parti de sa garde rapproché. "Une position de la plus haute estime", écrit l'autrice. "Parce qu'il est surprenant", expliquera Achille, à son père, qui se demande bien pourquoi l'avoir choisi lui, alors que tant d'autres garçons se bousculaient pour avoir ce privilège. Relation d'abord amicale, elle tourne peu à peu à quelque chose de plus profond et de plus intime. Ce ne sera qu'autours de 16 ans qu'ils en viendront aux relations charnelles, alors qu'ils vivaient sous l’enseignement de Chiron, centaure sage et savant, qui les a prit sous son aile durant trois ans. C'est aussi autours de cet âge que les prémisses de la guerre se dessinent. Patrocle va continuer à prendre en confiance en lui-même et ce n'est pas à aux armes et à la force qu'il sera de plus en plus estimé et apprécié, mais à son empathie, ses compétences médicales et son sens aigu de la justice. J'en venais même à le trouver plus intéressant et accompli qu'Achille. C'est de Patrocle que vient l'idée de "réclamer" les femmes et jeunes filles capturée pour servir d'esclaves sexuelles aux soldats grecs pour leur éviter ce calvaire. C'est également de Patrocle que vient les rappels continu sur le véritable concept d'Honneur, qui semble glisser de plus en plus vers l'égocentrisme têtu de la part d'Achille. Entre les lignes, on finit par comprendre que le titre de "meilleur des grecs" ne s'applique pas qu'à Achille, mais à Patrocle aussi, voir peut-être complètement, vers la fin de cette histoire. À bien des égards, Patrocle a su non seulement préserver la réputation de son amant, mais également offert un sens nouveau au mot "honneur". Tout un exploit pour un homme qui refus le combat et qui se moque de sa propre réputation, surtout à cette époque où les hommes ne jurent que par leur gloire et leur réputation.

Enfin, je remarque que contrairement à Achille, le temps passé en Troyade a fait ressortir de grandes qualités chez lui, tandis qu'Achille s’enfonçait dans son orgueil et son manque de maturité. Ironiquement, Achille serait resté un bien meilleur "humain" loin de la guerre, tout prédisposé soit-il de part sa nature divine.


Achille, toutefois, est aussi du genre nuancé, même si on serait tenté de le fourguer dans la classe des Gros Mâles Alpha couillons vers la fin. Amateur de chant et de musique, jovial et solaire, Achille était un enfant qui ne doutait pas ( pourquoi douterait-il, après tout?) et qui aurait pu être un sale petit enfant gâté et imbu de lui-même, puisqu'il a d'innombrables qualités physiques et vertus. Pas du tout en fait. On le voit traiter les autres enfants avers les mêmes égards, on le voit capable de changer d'avis et il est capable d'une grande tendresse. C'est un garçon sensible, joyeux et extraverti, le pendant contraire de Patrocle, finalement. Mais ils partagent aussi des éléments communs: leur curiosité, leur gentillesse et leur intérêts, comme les jeux, l'exploration et la musique . Il avait, en outre, étonnamment d'humilité pour un prince doublé d'un héros avec tous les talents. Son exécrable fils en est d'ailleurs exactement le contraire. Achille connait ses talents et ses forces, il n,en fait pas cachette, mais il ne s'en sert pas de manière à écraser les autres ou de manière condescendante. Achille est malheureusement aussi influençable, quand il n'est pas complètement arrêté sur une idée. Heureusement que Patrocle lui sert souvent de raison. Il ne cède pas facilement son espace ( sauf à Patrocle, bien sur) et semble détester la hiérarchie - ça je peux comprendre, surtout avec Agamemnon. Disons qu'Achille n'aime pas être sous l'autorité de quelqu'un. Il peut être un très bon camarade, cela dit.



Il y a bien sur toute la flopée de personnages qui sont connus de nom grâce à L’Iliade ou L'odyssée d'Homère, rois, guerriers, Divinités et créatures divines. Briséis y était présente, mais elle change encore une fois de statut. Dans cette version, c'est une jeune paysanne à l'esprit vif et la toute première femme "vendue" comme butin de guerre aux grecs. Récupérée par Achille à la demande de Patrocle, elle devient le troisième membre de leur petit cercle. Sa présence aura de sérieuses conséquences dans le déroulement du conflit et devient une amie proche de Patrocle. Elle aura apprit le grec et l'enseignera aux autres jeunes filles récupérée par le duo d'hommes. On est loin de la décorative et passive Briséis que j'ai vu dans d'autres versions. Chiron aussi m'aura plu, avec sa sagesse, son ouverture d'esprit et son calme. Il aura constitué, je trouve, la figure paternelle de confiance qu'il manquait cruellement à Patrocle. Ce dernier l'illustre bien quand il se choisit le pseudonyme "Chironides", "le fils de Chiron".



Cette œuvre est donc très fortement teintée de modernité, surtout quand je regarde la masculinité. Bon, évidemment, la question de l'honneur des hommes, qui les obligent à tuer et faire des guerres restera toujours absurde et fondamentalement toxique. Par contre, quand je vois deux hommes capables d'être tendres et respectueux ensemble, Achille se prêter avec enthousiasme au travestissement ( pour se cacher) et leur considération pour le viol des femmes, ça nous sort de plusieurs vieilles idées bien machistes ( et stupides). Aussi, Patrocle, même s'il parle "d"honneur", il traduit surtout une question "morale". Se servir d’autrui pour arriver à ses fins est pour lui immoral et n'arrive pas à imaginer que ce puisse être une action honorable à faire pour arriver à ses fins ( ou même servir sa réputation). Aussi, Patrocle illustre assez bien qu'on peut lutter et servir une cause sans employer forcément la violence, notamment en servant la Santé ou la Diplomatie. À sa manière, Patrocle constitue une façon assez différente d'être un "homme viril". En cela, c,est franchement intéressant.



Enfin, j'apprécie que l'autrice parvienne autant à illustrer combien laids et insensés sont les guerres, tout en abordant aussi ses réalités humaines. Non seulement elles sont menées par des hommes qui ne sont pas forcément impliqués directement dedans ( Agamemnon n'a pratiquement pas frôler le sol des conflits, alors se battre encore moins), mais elles amènent énormément de souffrances. Comme c'est un récit de "héros", on a tendance à y trouver Gloire, combats épiques et masculinité toxique, mais ici, on est dans quelque chose de plus réaliste. Aussi, on a un bon aperçu du quotidien un brin absurde des camps. Des hommes qui se découvrent des compétences manuelles comme la poterie ou l'agriculture, des esclaves qui deviennent des mères et épouses, des classes sociales qui se diluent et même des nations qui tissent des liens. Même guerriers, les hommes restent des hommes, qui ont une santé mentale fragile, qui ont des besoins de diverses natures à combler et une nécessité de normalité. C'est surtout vrai quand une guerre dure plus d'une décennie.



Côté plume, malgré une narration au "je", j'ai trouvé le tout poétique, avec une grande présence de nature, habilement décrite. Il y a aussi une belle présence pour le registre émotionnel, on a pas de mal à cerner le ressenti et les émotions que vivent les personnages. Enfin, j'apprécie les quelques nuances des termes grecs, qui sont présents, précisés par Patrocle, en bon narrateur, parce que dans certaines langues, il a de ces mots qui n'ont pas de référent français. Ces termes apportent donc des nuances importantes.



C'est sans doute pour cette plume efficace et ses personnages à leur façon rafraichissants que j'ai lu ce livre pratiquement en une journée. C'est définitivement une des romances que je vais garder en tête, il y a trop rarement de couples en littérature qui me semblent sains et véritablement aimants en littérature. De plus, j'aime beaucoup le traitement entourant ce mythe, plus que celui d'Homère et certainement plus que le dernier film, "Troie".



Pour un lectorat adulte **Mais qui peut convenir aussi aux vieux ados et jeunes adultes. Cette œuvre comportent des scènes de violence parfois soutenue et des scènes sexuelles explicites ( mais pas beaucoup).



*Pour ceux et celles qui se le demandent: Le "Chant" d'Achille fait sans doute référence aux "chants" du très long poème "L'iliade" , mais comme Achille chantait pour de vrai - et qu'il avait un certain talent en plus, il est aussi possible que la connotation soit littérale.



** La couverture, qui représente un jeune homme probablement décédé, la tête rejetée vers l'arrière, est peut-être inspirée d'un groupe de statues en marbres copiant une originale en bronze de l'époque héllenistique, "Groupe Pasquino", qui représentent soit Ménélas tenant le corps sans vie de Patrocle, soit Ajax tenant le corps sans vie d'Achille, et dont la pose est quasiment la même. Ça tombe bien, ce livre est leur histoire à tout deux!

Shaynning

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