La tragédie de l'existence
"Je regarde les visages inexpressifs des autres passagers qui soulèvent leurs porte-documents, leurs sacs à dos, et trainent des pieds pour débarquer et je pense à ce qu'a dit Hobie : la beauté modifie le grain de la réalité. Je continue aussi de penser à la sagesse plus conventionnelle : à savoir que la poursuite de la beauté pure est un piège, une voix rapide menant à l'amertume et au chagrin, parce que la beauté doit être associée à quelque chose de plus profond.
Mais quelle est donc cette chose ? Pourquoi suis-je ainsi ? Pourquoi me soucier de tout le superflu et être incapable de gérer le nécessaire ? Ou, pour le dire autrement : comment puis-je voir aussi clairement que tout ce que j'aime ou dont je me soucie n'est qu'illusion, et cependant, à mes yeux en tout cas, que tout ce qui vaut la peine d'être vécu ce résume à ce charme-là ?
Profonde douleur, que je commence tout juste à comprendre : nous ne choisissons pas notre coeur. Nous ne pouvons pas nous forcer à vouloir ce qui est bon pour nous ou ce qui est bon pour les autres. Nous ne choisissons pas qui nous sommes.
[...]
Sauf qu'il y a une chose que je voudrais vraiment qu'on m'explique. Que fait-on quand on est victime d'un coeur périlleux ? Que fait-on si ce coeur, pour ses propres raisons insondables, vous mène délibérément vers une nuée au rayonnement ineffables, loin de la santé, de la vie domestique, de la responsabilité civique, vous déconnecte de tout ancrage social, de toute vertu platement commune et, au lieu de cela, vous conduit droit vers un éblouissant incendie, tout de ruine, d'immolation et de désastre ? *** est-elle un bon choix ? Si votre moi le plus profond chante et vous amadoue pour vous guider directement vers le feu de joie, vaut-il mieux tourner les talons ? Se boucher les oreilles avec de la cire ? Ignorer toute la gloire perverse que vous crie votre coeur ? Prendre la voie qui vous mènera consciencieusement vers la norme : horaires raisonnables et check-up médicaux réguliers, relations stables et avancements de carrière, New York Times et brunch du dimanche, tout cela assorti de la promesse de devenir , on ne sait comment, une meilleure personne ? Ou, comme Boris, est-ce mieux de foncer tête baissée, dans un éclat de rire, dans la fureur sacrée qui vous appelle ?
[...]
Mais, ainsi que le lecteur de ces pages (s'il y en a jamais un) l'aura vérifié, l'idée d'être Tiré vers le Bas n'a rien de terrifiant à mes yeux. Non que j'aie envie d'y entrainer qui que ce soit à ma suite, mais... - est-ce que je ne peux pas changer ? Est-ce que je ne peux pas être l'homme fort ? Pourquoi pas ?"