Il faudrait vraiment se demander quels sont les livres les plus dangereux à avoir été écrits dans notre Histoire moderne.
Pour comprendre ce livre il faut tout d'abord se replonger dans l'époque à laquelle il a été écrit. La fin de la guerre froide, telle qu'elle a eu lieu, n'a été prédite par personne. La joie de la victoire de l'occident face au bloc soviétique a rapidement laissé le pas à l'angoisse de la suite à donner à notre monde. La victoire n'avait pas été prévue et avec cela l'après guerre froide n'avait pas été imaginé. Un premier courant de pensée va rapidement voir le jour. C'est celui de Fukuyama et de son fameux "la fin de l'histoire" de 1992. C'est une pensée encensant la victoire de l'ouest et pointant en avant l'universalité et la grandeur de la pensée occidentale. Le libéralisme économique et la démocratie allaient ainsi toutes deux se joindre la main et spontanément éclore aux quatre coins du monde. L'occident n'avait qu'à se croiser les bras et attendre de récolter les fleurs.
Huntington va provoquer une révolution dans ce monde intellectuel. La guerre froide est certes terminée (il faut d'ailleurs abandonner sa manière de pensée) mais les autres "civilisations" de ce monde ne vont très certainement pas s'occidentaliser, elles vont continuer de développer leurs particularismes, leurs cultures et leurs puissances. Le séisme que crée le livre se limite au monde académique. Il ne deviendra un électro choc dans le monde politique, que lors de l'administration Bush, à l'aune des attentats du 11 septembre. C'est là que le danger, devient une réalité.
Qu'on soit d'accord avec la thèse de Huntington, qu'on croit ou non aux "civilisations" n'a absolument aucun intérêt. Huntington offre une grille de lecture. Une grille de lecture civilisationnelle pour expliquer de quoi sera fait l'après guerre froide. Il ne s'agit pas d'aimer ou non cette thèse (qu'est-ce que l'amour vient bien faire là-dedans ?), il ne s'agit pas nécessairement de la partager. Il s'agit d'avoir cette grille de lecture préparée, dans un coin de sa tête, pour pouvoir au cas par cas, voir si elle peut expliquer un événement. Par exemple parmi tant d'autres, les divisions qui déchirent et ont déchiré l'Ukraine et le Soudan.
Au-delà des critiques qu'on peut rétorquer à la thèse de Samuel Huntington, il y a surtout quelques aspects de son approche qui posent problème, qui provoquent une très sévère réaction de rejet chez certains de ses lecteurs.
Au premier rang d'entre eux, la thèse de la civilisation n'est pas toujours facile à accepter pour certaines sociétés telle que celle de la France ou de l'Allemagne. Civilisation, fait penser à la race (bien que Huntington analyse très justement en quoi les deux ne sont pas liés). Et cela déplaît fort naturellement des sociétés aussi multiculturelles que les nôtres. Il faut réussir à se détacher de nos a priori sur ces vagues notions et c'est bien évidement très difficiles.
Second problème, le discours qui est tenu concernant les musulmans. Déjà l'utilisation de ce terme, "les musulmans" (je n'ai jamais lu ce livre qu'en version originale, je ne sais à vrai dire pas bien, si la traduction française atténue ce problème). Je n'ose pas imaginer la complexité avec laquelle, une personne se trouvant être musulmane, doit être confrontée à la lecture de ce livre. En français on parle plus facilement (et je pense personnellement justement) de "monde arabe", du "Maghreb" et/ou du "Moyen-orient". Il faut encore une fois comprendre à quelle époque Huntington a écrit ce livre. Si je ne pense pas que l'auteur soit islamophobe, il a très certainement une obsession sur la question du monde arabe. Avant tout le monde Huntington avait très bien compris en 1995 que le Maghreb et le Moyen-Orient allaient connaitre des évolutions très spectaculaires et particulièrement violentes au 21e siècle. L'avenir lui donnera raison (Printemps arabe, Etat islamique, Al-Qaïda, Irak, Syrie...). A un moment où Huntington sait que des choses vont se produire, sans savoir précisément lesquels, une prudence extrême s'est développée chez lui sur cette partie du monde et est retranscrite, presque de manière maladive, à longueur de page (combien de fois ne soupire-t-on pas devant ce livre, à se dire "là tu pousses le bouchon un peu trop loin Maurice" ?). Huntington prescrit un médicament à l'ouest : la non-intervention. Laissons le monde arabe développer son "Core State" (Etat-noyau d'une civilisation, représentant de cette civilisation), respectons sa culture, ne lui imposons pas la notre et que nos Core States (USA, France, Allemagne, Grande-Bretagne) se chargent de déminer les "Fault Line wars" qui nous concernent (lieu de conflit qui peuvent exister à la frontière entre le monde arabe et occidental. Ex: Frontière Croatie-Bosnie à l'époque).
C'est là que quelqu'un qui n'a pas lu ce livre, ne l'a pas terminé ou lit pour la première fois une critique sur Clash of civilisations doit halluciner. Est-ce vraiment cela que pronostique Huntington ? Mais alors les interventions américaines sous Bush ?
Comment lier les actions de Bush, très interventionnistes, qui se réclame de la pensée de Huntington et le livre du même Huntington ? Encore une fois tout est une question de contexte.
Quand Bush arrive au pouvoir, c'est en début de l'année 2001. Moins d'un an après son investiture, le world trade center explose, un peu moins de 3000 civils sont tués mais c'est surtout la manière qui choque. Pour l'administration Bush c'est la panique. Le livre de Samuel Huntington là où il a créé une panique académique, va cette fois servir la panique politique. Pour Bush cela devient une évidence : le choc des civilisations est en train d'arriver, le monde arabe vient de déclarer la guerre au monde occidental. Bush va répondre à ce qu'il croit être une déclaration de guerre, par des interventions massives en Afghanistan, Irak et au Nord-Pakistan. Se faisant Bush ne comprend et n'applique en rien le livre précis dont il prétend s'inspirer ! Là où "clash of civilizations", prescrit trois règles (règle de l'abstention, règle de la médiation commune, et la règle des points communs) pour que la paix soit possible et alors que deux de ces règles voire les trois (mais surtout la règle d'abstention et la règle de médiation commune) devraient être appliquées, Bush va les violer outrageusement.
Ainsi pour conclure, si bien des critiques sont à faire sur ce livre, les deux qui sont le plus souvent invoquées posent problème. Comment critiquer la valeur d'un livre au travers de sa mauvaise application par des personnes ne l'ayant pas compris ? On n'est pas loin des fondamentalistes religieux qui ne comprennent pas le livre sacré qu'ils invoquent pour commettre des atrocités, c'est même radicalement la même chose. De plus ne pas "aimer" la thèse ou ne pas la partager n'est encore une fois pas la question. Personne ne vous demande d'être marxiste, tout le monde vous demande de comprendre cette théorie pour pouvoir au cas par cas la mettre à l'épreuve. Il en est de même de la théorie civilisationnelle de Samuel Huntington.
Enfin une toute dernière note pour cette critique déjà beaucoup trop longue (cela ne compensera tout de même pas la taille des critiques précédemment rédigées sur ce site...) : quel plaisir à lire ! Tant de livres de sciences politiques et de relations internationales, sont feignants, ne vont pas au bout de leur pensée et se réfugient parfois maladroitement derrière des tonnes d'exemples tout plus abscons les uns que les autres. Celui-ci à l'immense qualité, d'être jusqu’au-boutiste (par Toutatis !) et d'être extrêmement complet.
Un livre à lire. Un livre à réfléchir. Un livre à ne pas forcément aimer.