Voici un petit bouquin pratique, pas cher et nécessaire, écrit par deux universitaires français que j’affectionne tout particulièrement et dont l’originalité est bien de se positionner, c’est le moins que l’on puisse dire, à contre-courant de la doxa cinéphilique française. Car Burch et Sellier, qui n’en sont pas à leur premier coup d’essai, bataillent depuis maintenant de nombreuses années pour sensibiliser la nomenklatura auteuriste à la richesse des études culturelles anglo-américaines, les gender et cultural studies. Pour faire simple, ces approches « socioculturelles » ont pour vocation d’étudier les discours sociopolitiques et culturels des œuvres filmiques sans mépris pour les productions populaires et commerciales, là où l’approche auteuriste célèbre inlassablement le génie esthétique de créateurs isolés - et souvent confidentiels - coupés de toute contingence sociale.
Autant dire qu’au pays de la Nouvelle Vague et du Festival de Cannes, la bataille est loin d’être gagnée, et pour cause, la pensée intellectuelle de ce pays a toujours été confisquée par les élites (bourgeoises) qui contrôlent tous les postes de pouvoir (ministères, universités, éditions, médias, revues, festivals…) et qui imposent leur vision du « bon goût », de l’Art et de la Culture à l’ensemble de la société. Cette domination culturelle s’exerce bien sûr en direction des classes populaires, mais pas seulement, car les femmes en subissent aussi les conséquences. Comme le rappelle en effet Noël Burch dans le chapitre intitulé « Des effets pervers de la notion d’auteur », « la culture de masse est, on ne sait comment, associée à la femme, tandis que la culture réelle, authentique, est la prérogative des hommes » (p. 97). Comprenez, les femmes (comme les classes populaires) consomment et produisent de mauvais objets culturels – c’est en tout cas ce que sous-entendent les élites (mâles) qui monopolisent les discours avertis sur l’art. D’ailleurs, il est facile de vérifier combien ce sont ces mêmes hommes (bourgeois) qui squattent les sphères du pouvoir : pour exemple, les femmes ne représentent que 18,5 % des élus de l’Assemblée Nationale en 2007 (et c’est un record !) et ne réalisent, selon Sellier, qu’environ 15 % des films produits durant les années 90 en France (et c’est là aussi une progression). Tout cela pour dire que nos chers critiques de cinéma, parce qu’ils appartiennent peu ou prou au modèle dominant (masculin, bourgeois et blanc) ne font que « naturaliser » et légitimer cette domination élitiste, hétéro et euro-centrée. Et c’est bien l’un des grands mérites de Burch et de Sellier que d’adopter sur les films un point de vue radicalement différent. Ce qui intéresse ces deux chercheurs c’est justement d’interroger la représentation des genres dans le cinéma et plus généralement les rapports de sexes – ce qu’un critique établi ne s’aventurerait jamais à faire. En somme de faire le lien entre les films et la vraie vie (comme par exemple en interrogeant la réception publique des œuvres).
J’en viens donc, après ce petit laïus, à ce livre, "Le cinéma au prisme des rapports de sexe". Qu’y trouve-t-on ? Essentiellement un condensé des recherches précédentes de ces deux auteurs. Notamment une étude de la représentation des femmes “menaçantes” dans des films français et américains (à travers une analyse croisée des personnages interprétés respectivement par Edwige Feuillère et Katherine Hepburn) ; une réflexion sur la spécificité des films réalisés par des femmes dans les années 90 en France (de "Venus beauté" au "Goût des autres" en passant par "Gazon maudit") ; un chapitre précieux (parce que rarissime) sur l’étude de la réception féminine des films populaires français des années 50 (à travers le courrier des lecteurs de la revue Cinémonde) ; ainsi que deux articles théoriques sur « les effets pervers de la notion d’auteur » et « la genèse des approches gender du cinéma ». En résumé, ce petit essai de 128 pages demeure une bonne entrée en matière pour aborder cette autre façon de penser le cinéma par les cultural studies et pour s’émanciper, au passage, du snobisme cinéphilique franco-parigo. Pour autant, je ne saurais que vous conseiller de vous plonger dans quelques autres ouvrages de ces auteurs, notamment : "La Drôle de guerre des sexes du cinéma français" (Burch & Sellier, 1996, réédité), "La Nouvelle vague, un cinéma au masculin singulier" (Sellier, CNRS, 2005) et "De la beauté des latrines : pour réhabiliter le sens au cinéma et ailleurs" (Burch, L’Harmattan, 2007).