Bibliographie :
https://www.senscritique.com/bd/Le_Club_des_Cinq_et_le_Passage_secret/critique/186334978
Vladimir se disait charlatan pour exagérer. Il était habitué, depuis tout petit, à tenir des postes sur le tas et à ne les remplir qu'à moitié. Pas exactement « tenir », en vérité, et pas vraiment des « postes ». Celui au diocèse était son premier « emploi stable ». Avant il avait toujours fait dans l’intérimaire, en terre et mer. Arracher les échalotes avec la racine sous les menaces d'un paysan pressé, faire au losange les lit d’un ferry à quai de la Brittany, poser de l'enduit qui bave sur un mur au chanvre déjà mal tassé, chaque fois l'occasion pour Vladimir de se demander, en fin de journée, s'il avait vraiment aidé.
Il fit un ou deux marché au puce, enfant : réserver un emplacement, récupérer tous les bouquins de la bibliothèque de ses parents, les transporter dans son cartable qui n'en demandait pas tant, en espérant en vendre assez pour commencer une cagnotte... Il était petit et se souvient mal, se souvient juste de ne pas faire de ventes, malgré la cohorte de chalands intrigants à la recherche d'ouvrages très précis de la bibliothèque rose. Des collectionneurs pour lesquels il n'avait jamais exactement ce qu'il fallait, « vous avez l'édition rose pâle avec l'étoile sur la tranche ? », jamais la bonne date, ou jamais avec le bon défaut d'impression qui donne du cachet. Et de revenir chez lui, le soir, le cartable lourd, avec le lot intact de livres dépoussiérés.
Colporteur une fois, il avait récupéré une vingtaine de ces bouquins, de la même collection car les tranches étaient identiques (rose foncé sans l'étoile), pour parvenir à les vendre à travers le quartier, « Bonjour ! Voulez-vous nous achetez un livre ?
_Nous ? Qui ça nous ?
_C'est pour la classe de neige »,
de préférence auprès des personnes âgées. Avec l'argent du porte-à-porte, il fonça chez le buraliste en fin de soirée pour s'acheter au hasard un numéro de Truth, un comic maintenant oublié de super-héros mentalistes... à la maison, son père l’attendait. Une vieille l'avait dénoncé.
Ça devait être une vingtaine de romans de deux-cent-cinquante pages qu'il venait de dilapider : l’intégralité de la série phare d'Enid Blyton avec sa reliure rose estampillée Le Club des cinq, et en dessous en lettres dorées le titre de l'aventure du jour : Le Club des Cinq et le trésor de l'île, Le Club des Cinq se distingue, Le Club des Cinq contre-attaque... C'était les histoires manichéennes de jeunes enfants aventureux, pleines de souterrains et d'après-midi en plein air sans parents, et d’enquêtes que les enfants résolvaient dans un sentiment de liberté totale. La fascination des jeunes lecteurs qu'avaient été les parents de Vladimir, sa mère surtout, avait fait la fortune colossale de l'écrivaine.
Vladimir avait jugé secrètement, et sa mère aussi probablement, que cette activité de démarchage quasi hors-la-loi qu'il venait de commettre n'etait pas si grave, qu'elle valait bien les aventures imaginaires dont il avait fait son profit aux dépends d'Enid Blyton durant tout l'après-midi. L'arnaque était méta.
Un autre jour, Vladimir s'improvisa facteur. Il avait récupéré avec un bâton le courrier de tout le quartier. Consciencieusement par la fente de chaque boîte aux lettres, il avait tout pris, puis tout mis dans sa propre boîte, persuadé que cela constituerait pour ses parents une agréable surprise...
Il avait globalement, enfant, toujours exercé et cherché à briller dans l’univers du papier. Déformation atavique, peut-être. Son père était artisan, « à son compte » répétait Vladimir sans exactement comprendre, il transportait en camion à travers la Bretagne des gros paquets de journaux et des sachets de revues féminines pour le Télégramme. Et avait travaillé plus jeune pour France Loisirs. Il avait fini chef d'équipe, à établir sur carte Michelin sa géographie de vente d'ouvrages hétéroclites : romans, albums pour enfant, encyclopédie… puis à déposer les VRPs sous son commandement par la porte latérale de la camionnette, à travers les quartiers sans vraiment s'arrêter, « Allez ! Allez ! Allez ! » faisait-il quand il racontait, comme un débarquement de parachutistes.
Quant aux marchés aux puces, et à ce que Vladimir identifie dans son souvenir comme des collectionneurs, nul doute, se dit-il, qu'aujourd'hui il se fascinerait pour les motifs de leur recherche. Il éprouve en y pensant un léger regret. À l'époque, il visait le bénéfice !... Ou peut-être est-ce l'inverse ?... Les souvenirs se mélangent, le passé, le présent… Peut-être Vladimir cherche-t-il le bénéfice aujourd'hui, et se fascinait-il petit... peut-être... pour cette étoile mystérieuse sur la tranche rose pâle… Peut-être même était-ce au stand d'à côté que s'arrêtaient les collectionneurs, et qu'en vérité la bibliothèque de ses parents n'a jamais comporté de numéros du Club des Cinq, auquel cas Vladimir se demande ce qu'il a bien pu vendre au cours de cette fameuse après-midi de porte-à-porte, qui est restée dans les esprits comme une anecdote fameuse que l'on raconte encore aux réunions de famille, et qu'à force on exagère, d'années en années, en la racontant au passé, pour qu'elle fasse toujours son même effet.