Ma fille me demandait l'autre jour quels étaient mes passions. Que voulez vous, les enfants aiment poser des questions philosophique et profondes quand on est coincés dans les bouchons sur l'A7. Je lui ai répondu la lecture et la généalogie.
Cette réponse m'est venu comme ça, sans que je puisse la réfléchir, concentré que j'étais sur les camions qui déboîtent et les voitures qui freinent.
Mais en y réfléchissant, je n'aurais sans doute pas dit différemment. Ces 2 activités ont en commun d'ouvrir l'imaginaire, de nous conduire sur des pistes de réflexion que l'on ne suspectaient même pas. De se confronter à notre moi profond, ce qui fait notre être. Notre oiseau bleu comme dirait Grégoire Bouillier que j'ai découvert avec cette lecture.
« - Vous chercher quoi ? Des questions ou des réponses ?
Je verrai à la fin. »
La généalogie est fascinante car elle nous pousse à devoir supputer qui sont ces illustres inconnus à partir de rare détails. Leur métier, l'âge au moment d'une naissance ou d'un mariage. La distance qui les séparent dans l'espace et le temps entre ces différents événements.
« J'invente ? Je délire ? Je dirais plutôt que je fais des suppositions. Depuis le début, ce que j'écris repose de toute façon sur du sable. Sur du sable et non sur du vent. Nuance... Mais je n'ai pas mieux en magasin. »
On se retrouve alors à faire des hypothèses sur ce type qui a donné des noms grandioses à ses enfants alors qu'il était journalier. Ou à imaginer la vie de cette autre qui a traversé les départements, les régions, pour aller se marier à 3 jours de cheval. Autrement dit un autre monde. Pour finalement comprendre que ce que l'on cherche à percer n'est pas ce qui a motivé ces morts et enterrées depuis longtemps. Non, c'est se demander ce que nous aurions fait nous à leur place, ce qui fait notre particularité par rapport à elles et eux.
Ce travail d'archiviste, de moine copiste permet une introspection profonde. Et on peut même le vivre par procuration, avec un versant méta ; en observant un autre faire ce travail de remonter des pistes archivistique, des branches généalogiques. On le voit faire, il se pose des questions et si il a la bonne idées de nous les partager, par exemple dans un livre qui s'appelle « Le cœur ne cède pas », on peut alors se poser nos propres question, ou encore rebondir sur ces questions à lui et récupérer le fruit de son travail à peu de frais.
C'est ce que j'ai eu la chance de faire avec ce bouquin de 903 pages (entrecoupé de quelques photos ou dialogues avec phrases courtes pour ceux et celles qui sont effrayés par la taille de la bête ; complété par un site web reprenant les sources pour celles et ceux qui ne seront pas rassasiés de ce simple pavé). Grégoire Bouillier entend parler de l'histoire de Marcelle Pichon dans les années 80, à l'occasion de sa mort : elle s'est laissé mourir de faim dans son logement, tenant un journal d'agonie, avant d'être retrouvé momifié à côté dudit journal quelques mois plus tard. L'auteur est marqué par l'histoire, mais son Histoire le pousse à oublier, jusqu’à retomber sur cette anecdote des années plus tard. Et alors il se lance à corps perdu dans la quête de ce qu'il s'est passé pour Marcelle Pichon. Ou plutôt, il embauche Bmore, détéctive privé et sa pétulante Penny pour mener l'enquête. Car c'est une fiction. Puisque une descendante de Marcelle Pichon n'avait que peu envie de voir la vie privée de sa grand mère étalé dans une enquête autofictionnelle.
« Transformer l'impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d'écrire sur elle »
C'est la puissance de ce livre. Il se joue des codes. Il invoque d'autres œuvres. D'autres livres, auteur, film, cinéaste, fit divers. Il fait même intervenir des voyants, des graphologues, des personnages dont on ne sait si ils sont réels ou fantasmé. A moins qu'on écrive phantasmé ?
Faute d'avoir des documents de première main, notre enquêteur part de ce qu'il a : des actes d'état civil, et donc de menus détails autour duquel on brode. Une événement concerne une femme seul dans les années 70 ? Bmore essaye d'imaginer ce qui a pu lui arriver en transposant l'action de «Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles » de Chantal Akerman, nous donnant à imaginer ce qui a pu se passer.
Mais contrairement à l'écriture d'un Philippe Jaenada* (qui est d'ailleurs invité un moment dans ce livre, d'abord comme dédicace puis comme véritable acteur de l'enquête), l'auteur n'hésite pas à se mettre lui même en scène (et pas uniquement pour la blague, comme ça me semble être le cas chez jaenada). Non ici, l'enquête sur le cas devient enquête intime, quête de soi au travers de cette quête de l'impossible vérité. On est alors ému de voir l'auteur se découvrir (ou plutôt découvrir au travers du travail de ses enquêteurs et enquêtrices). On est invité à faire de même, à cultiver son jardin ou plutôt à apprivoiser notre oiseau bleu.
* au cas où ce n'est pas clair, j'adore aussi les bouquins de Jaenada
On a parfois l'impression d'être emporté bien loin du sujet initial ; on a parfois l'impression que les 900 pages sont emplis de détails superflu. Mais a chaque fois, on retombe sur nos pattes et on comprend au fur et à mesure que nous sommes en train de vivre un grand moment de littérature.
« peut-être l'écriture me fera-t-elle voir quelque chose que mes yeux n'ont pas vu. A quoi ils n'ont pas pensé. Ce qui est la définition même de la littérature ».
Merci Bmore et Penny pour ce long travail minutieux. Mes amitiés à votre client Grégoire Bouillier qui m'a offert 903 pages et quelques pages web de poésie, de rêveries, d'enquête, d’histoire, de sociologie, d'occultisme, de thriller, de psychologie. De littérature. Passionné. Passionnante.