Le Crâne
Le Crâne

livre de Jon Klassen (2023)

Incontournable Août 2023


Version courte:


Voici un hybride mi-roman graphique mi-roman aux accents lugubres, inspiré d'un conte tyrolien, mettant en scène une fillette en fugue rencontrant un crâne bavard ambulant dans un mystérieux château, en pleine forêt de conifères. Récit rythmé d'une étrange mécanique et dotées d'illustrations complémentaires au texte, "Le crâne" propose une improbable amitié... et un secret chuchoté à demi-mot.


Version exhaustive:


On dit souvent des romans d'épouvante ou frissonnant qu'un des éléments importants qui les composent est l'atmosphère. Il faut pouvoir "sentir" cet univers , dans son essence, pour ressentir le malaise, le glaçant de la chose, et pour induire un registre émotionnel tel que la peur, l'inquiétude et/ou l'angoisse. D'ordinaire, c'est grâce aux descriptions que l'on perçoit l'atmosphère, mais ici, c'est attribuable à une drôle de combinaison entre les illustrations et une narration très simple, où plane des non-dits. Bienvenu dans une variation du conte tyrolien "Le Crâne", par Klassen, qui est aussi malaisant que le le laisse présager sa couverture et dans laquelle le Passé reste bien muet. Pour une fois.

Otilla fuit. Quoi? Pourquoi? On ne sait pas. On ne saura jamais. Toujours est-il qu'elle a fuit dans la forêt. On l'appelle. Elle ne répond pas. Otilla trébuche, pleure, se relève. Elle a découvert une veille et très grande maison. Dans cette maison vit un crâne. Ce crâne daigne lui ouvrir. Elle peut rester ici, si elle en a envie. Elle n'aura qu'à le porter, c'est la seule demande du crâne. Otilla accepte. Il lui fait visiter. Il est gentil. Ils semblent bien s'amuser. Mais. Il y a un "mais". Durant la nuit, un squelette sans tête veut attraper le crâne. le crâne ne veut pas être attrapé. C'est ce qu'il dit à Otilla. Alors, Otilla élabore un plan. Un plan pour cette nuit. Pour en finir.


Déjà, il faut savoir que le style de narration ressemble à ce résumé. On emplois le présent de l'indicatif, les phrases ne sont jamais très longues et les dialogues sont courts, presque mécaniques. C'est épuré, assurément, mais ça contribue a accentuer le malaise de cette histoire, au bout du compte, car il n'y a aucunes descriptions et pratiquement aucun registre émotionnel, si ce n'est les verbes pour marquer les comportements. Il y a quelque chose de détaché, presque froid. Un "froid" accentué par les illustrations. Ce peut-être un choix très intéressant au regard du statut de "conte" de cette histoire, et propose quelque chose de relativement peu fréquent, en littérature jeunesse. du moins, c'est quelque chose qu'on verrait plus en littératie, pour les Lecteurs débutants, moins pour les lecteurs intermédiaires. Pour les profs, le livre peut donc être aussi bien utilisé en premier cycle, 2e année ( 7 ans) que la 3e année du second cycle ( 8 ans) et pourquoi pas les 4e ( 9 ans) qui ont des défis en lecture ou un français langue seconde? En outre, la police est très grosse et la mise en page aérée. le livre n'est donc pas aussi chargé que le laisse croire son format.


Ensuite, l'histoire elle-même a quelque chose de perturbant, dans le sens "dérangeant". Otilla fuit quelque chose qu'on peut croire humain ou pas. On laisse cet état ambigu, qui peut être aussi bien une voix humaine que "celle du vent", comme l'indique l'histoire. On sait juste qu'elle court et sans doute pas parce qu'elle le veut. Un enfant qui se réfugie dans une sombre forêt, règle générale, laisse derrière lui quelque chose de plus sombre encore. La petite fille n'est pas la seule a fuir, cependant. le "Crâne", entité bavarde et capable de se mouvoir, précise que le "squelette sans tête" veut s'emparer de lui. On peut penser que c'est le reste de sa personne, mais quand à savoir pourquoi il veut rester un crâne de son état, ce n'est pas dit. Il ne veut pas en parler et Otilla respecte ce choix. Une sage décision, quand on pense à la 4e femme de Barbe Bleue. Bref!

Si on veut extrapoler: Je subodore que le crâne craint de se voir rattacher à quelque chose, son passé peut-être bien. le fait d'être divisé entre "tête" et "corps" peut peut-être être vu comme une distinction entre "la raison" et "l'impulsion", les gestes. Je pense que ce que le crâne craint, c'est de redonner le pouvoir à son corps, qui a peut-être commit des gestes impardonnables ou qui se gère très mal, peut-être pour une émotion mal gérée. Ce pourrait être la colère, à en juger par les lettres capitales du texte quand le squelette parle et qui marque la force de son ton. Sa tête semble avoir assez de bon sens de s'en tenir loin. Une autre hypothèse est que le corps réfère à un élément temporel: le Passé. Revenir à ce corps qui le cherche, c'est peut-être refaire face à un Passé que le Crâne veut oublier. Dernière hypothèse, la plus glauque: ce squelette sans tête n'est PAS celui du crâne. Brrr! Quoiqu'il en soit, on peut se demander ce qui motive le crâne, mais je reste quand même certaine d'une chose: S'il demande de rester loin, c'est qu'il juge qu'il y a une bonne raison et quelle qu'elle soit, il importe de la respecter. Otilla a fait preuve de beaucoup de tact et d'empathie en ne poussant pas plus loin sa curiosité.


Durant la première partie de l'histoire, nous cheminons avec Otilla et Crâne, qui se découvrent des atomes crochus et une complicité naissante. Ils mangent des poires de la serre, dont Otilla permet enfin à Crâne d'en goûter les fruits sur les arbres, plutôt que celles tombées au sol, trop mûres. Ils dansent dans la vaste salle de bal. Ils explorent le donjon et son puits sans fond. Ils dorment dans le même lit douillet, crâne sur son oreiller, elle sur le sien. Ça respire la chaleur et la complicité. Crâne souligne d'ailleurs qu'il aime cette maison.


Dans la seconde partie , on affronte le secret du château: le squelette sans tête.


Attention, il y aura des divulgâches.


Crâne et Otilla vont dormir en attendant son apparition. Il ne tarde pas à venir à eux en hurlant qu'il veut "ce crâne". Otilla s'échappe alors dans le château, Crâne sous le bras, et se hisse sur le balcon à la balustrade basse qu'elle avait vue durant le jour. Elle joue le traditionnel tour de "je te laisse me dépasser pour mieux te pousser dans le vide" et le voilà qui s'écrase en mille morceaux en bas du balcon. Si Otilla dit alors à Crâne qu'il est temps de dormir, en réalité, elle n'en a pas fini. Laissant Crâne dans leur chambre, elle sort du château, retrouve les os et les réduit en poussière avec un rouleau à pâte. Puis, un thé à la mains, elle brûle les os dans un gros feu. Finalement, elle dépose la poussière noire que sont devenus les os dans un seau et va la jeter dans le puits sans fond du donjon.


J'ai éprouvé un certain malaise de voir une petite fille mettre un tel acharnement à détruire ces os - Soyons honnêtes, les jeter dans le puits "sans fond" aura suffit. Et c'est particulièrement angoissant quand on observe Otilla le faire méthodiquement avec ses deux yeux toujours bien rond et son visage stoïque, comme si rien ne l'atteignait-Ouh! Petits frissons.


Il y a entre le texte et les illustrations un amour qu'on serait fou de vouloir séparer. D'abord, il y a des différences entre eux, donc des inférences à faire. Quand ils visitent le château, par exemple, il est écrit qu'ils voient des masques "purement décoratifs", mais les illustrations vont les présenter ensuite avec lesdits masques "pas destinés à être portés" sur leur visage. C'est amusant, précisément parce que le texte ne dit pas qu'ils les ont porté, et ce, en dépit de leur statut décoratif. En outre, toute la scène de poursuite entre Otilla et le squelette est non-écrite, marquée seulement par les "DONNE-MOI CE CRÂNE! JE VEUX CE CRÂNE!". Il faut donc le concours autant du texte que des illustrations pour comprendre cette histoire. Ensuite, avec sa palette de gris, de noirs, son blanc de craie et ses roses de corail, le graphisme simple aux textures variées de Klassen ajoute définitivement de l'angoisse au récit. Autres éléments de malaise: Les yeux de Otilla, qui nous fixe. L'hiver dénudé. le froid du château. Les ombres de la forêt. Quand je vous parlais d'atmosphère, c'est aussi à ça que je pensais. C'est sombre, inerte, très tranquille. Que fait donc cette petite fille dans ce décor? Que penser de ce crâne chaleureux dans ce lieu si froid? Malaise. Il y a une ne touche assurément vieillotte, aussi. Klassen a vraiment un style hors du temps.


L'histoire en soi n'est pas si horrifiante que ça, elle est surtout très mystérieuse et inattendue. Reste que le crâne est un sympathique personnage et que la violence réside dans la destruction en trois phases du squelette. Il faudra voir s'il fait trop peur aux 7 ans pour convenir au premier cycle. le second cycle ( 8-9 ans) devrait aimer, je pense.


"Le Crâne" m'évoque le roman de Gaël Aymon "L'apprenti-conteur", ce roman lui aussi angoissant et sombre, et lui aussi tiré d'un folklore inscrit dans la tradition des contes traditionnels. Loin des version édulcorées, voir capitalistes, des contes modernes écrits, les contes oraux avaient une autre vocation: Instruire, partager et mettre en garde. S'ils étaient sombres, c'était pour traiter de sujets sombres. S'ils étaient angoissants, c'était pour faire réfléchir et ultimement pour faire "grandir" les enfants, en leur faisant surpassant leurs peurs. Surtout, les contes oraux étaient fluides: Ils changeaient de formes et de fins au gré des conteurs. Ce livre-ci en est d'ailleurs un. Dans la version d'origine ( disons celle du livre où l'auteur a lu cette histoire pour la première fois), Otilla se cramponne au crâne toute la nuit. Au petit jour, le squelette se change en femme blanche, qui offre alors à la petite fille la maison et toutes ses richesses, enfants et jouets inclus. Dans cette version-ci, Otilla vit avec le crâne dans son château, après avoir pilé, brûlé puis jeté dans le puits ce qui reste du squelette- C'est-à-dire pas grand chose. le crâne lui est reconnaissant de l'avoir aidé. La vie continue.


Je réitère que le Passé reste bien scellé dans cette histoire. Un cas étrange, ma foi, car on aime bien avoir les détails du passé des personnages, surtout les détails sordides. Pas de ça, ici! Non, pour une fois, nous avons deux personnages qui se sont trouvés et qui se respectent dans ce silence. On peut même se demander si aborder ce passé est si pertinent, au final? Toutefois, je me demande..Et si Otilla avait conjuré sa peur en affrontant le squelette? Et si, par amitié, elle avait gagné suffisamment de courage pour affronter, plutôt que fuir?


Finalement, ce qui a amusé l'auteur, selon ses dires, c'est que durant l'année qui a suivi sa lecture de ce conte, l'histoire a changé dans sa tête, ce qui donne la version qu'on a ici. Une version qu'il a préféré à l'originale. C'était le propre des contes, à un époque jadis, de changer de forme au gré des conteurs. de nos jours, c'est la fanfiction qui fait varier les histoires écrites - Pour le meilleur et pour le pire. À croire qu'on est toujours pas capable de se contenter d'une seule version! Bref. Ce peut-être intéressant, pour les profs, de parler de cette tendance qu'on les humains de faire varier leurs histoires, d'une part en raison de leur mémoire pas toujours fidèle, d'autre part en raison de leur imagination. du reste, certaines variations se profilent pour des raisons culturelles, morales et/ou sociales.


C'est donc un incontournable pour la librairie jeunesse qui s'ajoute pour le mois d'août, que je vais placer dans ces hybrides mi-roman graphique mi-roman qui font la joie des jeunes lecteurs. Surtout que ces temps-ci, les jeunes Lecteurs semblent très friands d'histoires mystérieuses et frissonnantes.


Pour ceux et celles qui se le demande: Les Tyroliens sont les germanophones habitant le Tyrol, qui correspond à l'actuelle province de Bolzano, dans la région autonome du Trentin-Haut-Adige, le Trentin en Italie, et le land du Tyrol en Autriche.** ( Source: Wikipédia)



Pour un lectorat du 2e cycle primaire, 8-9 ans ( La 2e année pourrait fonctionner d'un point de niveau de lecture, mais il faut que le Lecteur soit à l'aise avec le registre Épouvante.)

Catégorisation: Roman Épouvante états-unien, littérature jeunesse intermédiaire, 2e cycle primaire (8-9 ans)* Convient aussi à la 2e année ( 7 ans)
Note: 7/10

Shaynning

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