Je suis convaincu qu’Amin Maalouf est un véritable humaniste et un écrivain de qualité, en revanche je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’un géopoliticien particulièrement éclairé. Je lui reconnais que son livre ne manque pas de qualités, toutefois je crois qu’il est plus pétri de bonnes intentions que de bonnes idées.
La première partie du Dérèglement du monde propose une sorte de bilan du monde qui ressemble à un grand fatras dans laquelle sont évoqués pêle-mêle l’état de l’Union européenne, l’évolution du rôle des États-Unis, le malaise du monde arabe, la montée en puissance de la Chine, les questions environnementales... De fait, il est légitime de s’intéresser à toutes ces problématiques quand on souhaite dresser un portrait global de l’humanité en ce début de XXIeme siècle, malheureusement les idées ne sont pas articulées entre-elles et l’ensemble manque d’analyse. On se retrouve ainsi avec un inventaire à la Prévert, ou l’affect prime sur la raison.
Dans les secondes et troisièmes parties, le livre se focalise sur la civilisation arabo-musulmane et tente de décrypter son mal-être. La perspective qu’adopte Amin Maalouf a travers l’analyse du « règne » de Nasser n’est pas inintéressante. Mais cette partie prend une part disproportionnée dans le livre et finit par nous éloigner de la thèse initiale de l’auteur.
Dans l’ensemble, l’ouvrage est imprégné d’une vision du monde poussiéreuse. Si tout n’est pas à jeter, à aucun moment l’analyse ou les solutions proposées n’apportent d’éléments nouveaux à ce que l’on peut lire dans la littérature universitaire ou intellectuelle sur des sujets similaires. Par ailleurs, Amin Maalouf semble piégé par son histoire personnelle, son parcours et sa vision du monde. A aucun moment il ne remet en cause les fondamentaux de la marche du monde. « L’évolution matérielle ne peut ni ne doit être ralentie » affirme-t-il ainsi, à une époque où les questions de la surconsommation, de la raréfaction des matières premières ou de la décroissance sont au cœur de la réflexion. De la même manière, en pleine crise de la représentation politique, et alors que la prétendue efficacité de la technocratie est battue en brèche chaque jour, l’immortel ose marteler : « On a beau faire confiance aux dirigeants (...) qui disposent d’une foule de conseillers compétents ». Eh bien justement, non. Les populations ont de moins en moins confiance dans leurs dirigeants et la compétence des fameux « conseillers » n’a jamais été aussi contestée. Et ce hiatus grandissant entre les élites et les peuples est probablement l’un des sujets majeur de ce fameux « dérèglement du monde » annoncé dans le titre.
Il n’aura échappé à personne à travers les pages de cet ouvrage qu’Amin Maalouf voir une admiration à peine masquée pour le libéralisme et les États-Unis, balayant d’un revers de la main l’éventualité de systèmes économiques alternatifs. On devine toutefois une volonté permanente de nuancer son propos, mais le biais cognitif est bien présent. D’autres auteurs, comme Noam Chomsky pour ne citer que lui, sont bien plus virulents avec l’Oncle Sam. Parfois à l’excès. Néanmoins ils ont le mérite de pointer du doigt de vraies problèmes et d’attirer l’attention du public sur les dérives dangereuses de la superpuissance américaine, là où Amin Maalouf se contente d’un constat assumé à demi-mots. Ainsi justifie-t-il le comportement impérialiste des États-Unis en rappelant à quel point leur mission de gendarme du monde est complexe. « (...) si les Russes, les Japonais, les Allemands, les Anglais ou les Français –pour ne citer que les nations qui ont rêvé d’hégémonie mondiale au cours des deux derniers siècles– avaient pu accéder à un statut global comparable à celui des Américains, leur comportement aurait été plus arrogant encore ». Je pense qu’on est en droit d’attendre un raisonnement plus subtil que ce genre de supposition sur la politique étrangère américaine, notammen de la part d’un membre de l’Académie française.
Enfin, quand il s’agit de trouver des solutions, l’auteur semble plus démuni encore. Sa proposition de remettre la culture au cœur de la politique est probablement sincère, mais avec tout l’optimisme du monde on peut douter que cela permette de sortir le monde de la crise politique, sociale et culturelle qui le secoue depuis deux décennies. Et quand il s’agit de résoudre là conflit israélo-arabe, c’est sans ciller qu’il invite Juifs et Arabes de la diaspora à entretenir des liens proches : « ils le font déjà, me rétorquera t on. Sans doute, mais bien moins qu’il ne le faudrait. » Un conseil profond et révolutionnaire qui inspirera, a n’en pas douter, les principaux intéressés.
Le dérèglement du monde ne profère pas de bêtises ou de contre-vérités, mais il ne propose pas pour autant de réflexion particulièrement originale ou novatrice. La réflexion d’Amin Maalouf se veut globale et transversale, pourtant il passe sous silence -où aborde du bout de la plume- bien des thématiques qui sont pourtant au cœur de son sujet : le réchauffement climatique et la crise écologique, la question de la gouvernance mondiale, la crise de la démocratie, les contestations de plus en plus véhémentes du capitalisme et de la financiarisation de l’économie, la fissure entre gouvernants et gouvernés... S’interroger sur les « dérèglements du monde » en occultant tous ces aspects conduit inéluctablement à une analyse biaisée et incomplète, et toutes les bonnes intentions du monde n’y changeront rien.