J'ai commis une petite erreur d'agenda : celle de lire Le destin d'Anna Pavlovna (écrit en 1846) juste après les Nouvelles de Petersbourg (dont les récits ont été écrits essentiellement autour de 1835). Du coup, le style de Pissemski paraît d'emblée bien classique comparé à l'écriture novatrice de Gogol. Et si la quatrième de couverture rappelle que Pissemski était le contemporain de Tourgueniev, il n'est pas mauvais de savoir que Le destin d'Anna Pavlovna avait été inspiré d'une œuvre de George Sand, Indiana. Comme je n'ai pas lu Indiana, j'étais plus encline de mon côté à songer à l'intrigue du roman de Benjamin Constant, Adolphe (mais pas à sa structure narrative). Il me semble en effet que Le destin d'Anna Pavlovna plaira facilement aux amateurs de Constant, Sand, Staël et consorts, et que la référence à la littérature russe de l'époque n'est pas la seule qui soit pertinente.


Toujours est-il que c'est ouvrir des horizons au public français que de publier aujourd'hui Pissemski, puisquil s'agit d'un auteur très peu connu chez nous. Ce roman, qui a tellement fait scandale en son temps au point qu'il fut interdit pendant douze années, nous livre à la fois une critique sociale de la bonne société provinciale russe et le récit d’une destinée individuelle très mélodramatique. Anna Pavlovna est un personnage pur qui, victime d'un mariage malheureux contracté sur un malentendu, se donne entièrement à son amour adultère, mais passionné et vrai, pour Eltchaninov, qu'elle a connu dans sa jeunesse et qu'elle aimait déjà malgré elle. À cette pureté des sentiments répondront l'hypocrisie, la malveillance, les calculs, la concupiscence, la velléité, l'inconstance, la faiblesse des autres habitants de la région de Boiarchtchina - à l’exception de Saveli, l'autre personnage pur du roman. Mais Pissemski a choisi de ne jamais permettre à ces deux personnages-là de se rejoindre, pour mieux rendre la destinée malheureuse d'Anna Pavlovna et, surtout, la médiocrité morale qui caractérise ses voisins.


Alors, un peu à l'instar des autres lecteurs qui ont ici critiqué ce roman, et sans doute aussi parce que je lis pas mal de théâtre en ce moment, je me suis demandé si Le destin d'Anna Pavlovna n'aurait pas dû être une pièce, plutôt qu'un roman. Non seulement les dialogues y abondent pas mal, mais surtout, certaines situations, voire une grande partie de l'intrigue, sont véritablement mises en scène : je pense en particulier au moment où la veuve Kleopatra Nikolaevna joue les évanouies devant le comte Sapega. Mais après avoir terminé le roman, cette idée s'impose beaucoup moins à moi. En revanche, je trouve que le texte aurait réellement gagné à être élagué, resserré : il est trop long et s'enlise un peu. Il n'en devient pas ennuyeux (c'est un roman qui se lit avec plaisir), mais voilà, il perd en intensité. Le personnage de Kleopatra Nikolaevna que je citais plus haut, par exemple, a certes sa raison d'être : c'est l'antithèse d'Anna Pavlovna, celle qui simule sans cesse, multiplie des liaisons avec des hommes mariés par pur calcul, mais qui ne perd jamais l'estime de la société. Et pourtant, les scènes où elle apparaît manquent parfois, voire souvent, d'intérêt.


J'imagine aussi qu'Anna Pavlovna est le genre de personnage qui risque de cliver le lectorat, soit en emportant l'adhésion par son tempérament pur et passionné, soit en agaçant terriblement par sa naïveté et son obsession à aimer et à croire en un homme qui ne vaut pas grand-chose et la laisse tomber comme une vieille chaussette. Dans les deux cas, qu'on l'aime ou pas, ou encore qu'on éprouve pour elle un sentiment plus nuancé, elle rappelle vivement l'Ellénore de Adolphe. C'est qu'elle met beaucoup d'insistance à rester fidèle, pour son plus grand malheur, à Eltchaninov... Mais justement, c'est l'occasion pour Pissemski de montrer combien les femmes ont finalement peu d'alternatives et qu'elles ne sont guère maîtresses de leur destin. Ne reste guère que deux voies : la passion vécue librement dans l'opprobre qui mène à la mort, ou la simulation qui permet de vivre au grand jour mais s’accompagne d'une certaine misère sentimentale. La Nora d'Ibsen n'était pas encore entrée en scène...
Pissemski a conclu son roman de manière très intelligente, que n'aurait peut-être pas reniée Zola : sur une scène de ragots qui permet aux personnages secondaires de revenir sur toute l'histoire d'Anna Pavlovna et sur le destin des gens qui l'ont entourée, mais qui se veut surtout l’occasion pour eux de déployer toutes les subtilités de leur hypocrisie et de leur malveillance.

Cthulie-la-Mignonne
7

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le 17 oct. 2017

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