(LIMINAIRE : après relecture, plus que différée, j’ai baissé ma note initiale de deux points et j’ai retiré Le Devoir de violence de mon top romans contemporains ; après relecture, et plus encore après lecture approfondie de la question du plagiat qui a empoisonné l’histoire de ce livre maudit, affaire troublante et dérangeante, on y reviendra en fin de critique.

Mais moins troublante que le livre lui-même, qui demeure assez extraordinaire – par son écriture et plus encore par ses thèmes, par la façon dont il renverse complètement l’histoire officielle et consensuelle de la colonisation – et au-delà de l’époque moderne – et sans doute encore bien au-delà. Un roman essentiel, qui mérite absolument la lecture.)

Un OVNI, pour de multiples raisons,

• Son hyper violence, annoncée dès le titre, comme une contrainte, une obligation sacrée, difficilement soutenable dès le prologue, écrit à la façon des anciennes épopées africaines, celles de la grande tradition orale des griots : cela dit, les grandes épopées de toutes les traditions, ne sont elles pas que bruit et fureur, sang, sang et larmes, ainsi de l’Iliade et de l’Odyssée ? Une fois ce prologue assez terrifiant achevé, on pénètre ainsi dans un crescendo jamais interrompu de violence, où le sadisme (les morts annoncées sont toujours repoussées pour les rendre encore plus cruelles) tutoie constamment l’insoutenable – ainsi de la fin de la mère courage, en quatre temps toujours plus horribles. Il y a peut-être aussi, au-delà du fatal et du sacré, une manière de complaisance dans la violence qui finit par devenir, dans la durée, une faiblesse de l’ouvrage ;
• Son étonnante et sa mystérieuse géographie (qui se confond aussi avec l’histoire) de l’empire du Nakem : tous les lieux cités, tous les itinéraires semblent renvoyer à la plus précise des cartes géographiques – alors même que tous ces lieux sont totalement imaginaires. On retrouve ici le procédé utilisé dans toute l’œuvre de Giono , avec sa Provence, si réelle et pourtant définitivement fictive, ou encore par Paul Bowles et ses oasis tellement plus réelle que si elles l’étaient vraiment dans un Thé au Sahara. Ouologuem (on le verra plus tard) aime aussi jouer sur les mots. Le Nakem, ancien empire du Mali, c’est sans doute une allusion à l’empire du Kanem-Bornou, situé quelque part entre le Tchad et le Nil, grand pourvoyeur dans la traite des esclaves (une des thématiques clés du livre), aux cavaliers réputés (on les croise également) et fondé selon la légende par un certain Saef. L’empereur du Nakem, la figure immense et monstrueuse du Devoir de violence s’appelant, inévitablement, Saïf. Mais son royaume reste une fiction – une allégorie plutôt, une image de toute l’Afrique. Un peu l’image que l’on entrevoit dans le film, très bon et curieusement méconnu de Werner Herzog, Cobra verde.
• Son écriture, où, à peu près en même temps que Amadou Kourouma et ses Soleils des indépendances (à la langue peut-être encore plus recherchée), Yambo Ouologuem invente un nouveau français, écartelé par de nouvelles structures empruntées aux idiomes des langues vernaculaires. Il crée une nouvelle langue (le problème étant que cette langue change, jusque à un classicisme très français et même très XIXème selon les chapitres, ce qui renvoie à nouveau, à la théorie du plagiat ; mais il reste des trouvailles magistrales :
- L’évocation toujours entre tirets, d’une prière en faveur d’un personnage : « sur elle, la prière et la paix », « la malédiction de Dieu sur lui « …
- La ponctuation à l’aide de formules religieuses, parfois directement citées de l’arabe, très souvent traduites, presque toujours utilisées à la conclusion (très cynique) d’un paragraphe. Ainsi tout le prologue en offre-r-il une somptueuse litanie, presque une mélopée, une incantation désespérée : « une prière pour lui … un hymne pour elle … un sanglot pour elle … le nom d’Allah sur elle et autour d’elle .., une larme pour lui … une désolation sur sa tombe … Seigneur que votre œuvre soit sanctifiée. Et exaltée. »

( Les points faibles de l’ouvrage, déjà évoqués entre les lignes, tiennent de son irrégularité : chutes dans l’écriture, ainsi du très long chapitre consacré à l’esclave échappé, drogué, délirant, avec une succession d’images pseudo surréalistes, répétitives, trop lyriques et bien lourdes. Certains chapitres sont plus faibles et peuvent conduire à la perte du fil. Le roman est construit autour de deux grandes histoires parallèles, celle du monstre qui dirige le Nakem et la saga tragique d’une famille de son petit peuple. La multiplication des parenthèses et des personnages secondaires finit par empêcher de vraiment approfondir l’étude de personnages qui s’annonçaient très beaux).

Il n’en reste pas moins un grand livre. Unique. Pour une raison essentielle :

• Le renversement total, absolu de la vision de l’Afrique moderne et contemporaine. : la littérature négro-africaine d’expression francophone ou anglophone a été essentiellement consacrée aux méfaits de la colonisation, autour d’écrivains réputés, tous contemporains de Ouloguem. Mais celui-ci inverse totalement le point de vue : le colonisateur est toujours là, parfois horrible, parfois de bonne volonté (l’image du prêtre franciscain allant, presque on y reviendra, au bout de lui-même pour l’amour des autres) ; mais il est totalement manipulé (jusqu’à l’élimination physique quand il lui arrive de gêner) par les nouvelles aristocraties en place, les nouveaux monstres, africains ceux-là, qui sont les fossoyeurs d’une Afrique qui ne naîtra jamais. Jusqu' à la conclusion très cynique, dans un chapitre très cyniquement intitulé « aurore », au cours de laquelle le prêtre sacrificiel désormais évêque s’engage dans une longue partie d’échecs avec Saïf, où la menace de mort finit par s’éloigner, chacun admettant à mots cryptés les grandes qualités de l’autre et leur aristocratie conjointe.

Un chapitre essentiel et magistral, inséré à peu près au milieu de l’ouvrage, est particulièrement révélateur de cette approche nouvelle, révolutionnaire et à haut risque proposée par Ouologuem. En quelques mots : arrive au Nakem, annoncé avec force roulements trompettes, un ethnologue allemand (accompagné de sa petite famille, on en dira quelques mots éloquents), grand représentant de cette discipline nouvelle et importante, et dont le nom ne doit rien au hasard – Fritz Shrobenius, en écho évident à l’un des premiers « découvreurs » de l’Afrique éternelle, l'ethnologue Léo Frobenius.
Shrobenius, donc, débarque. Il donne des babioles aux Africains qui l’accueillent triomphalement et des cadeaux bien plus conséquents pour le seul Saïf. En échange il embarquera, en quantité astronomique, masques, statuettes et tous objets anciens qu’il pourra dénicher. Et pour nourrir ses théories en devenir, il interroge Saïf, le chef, sur le sens de ces objets.
Et le génie de Ouloguem intervient précisément à ce moment-là : le chef ne sait plus ; l’héritage de l’Afrique éternelle est définitivement perdue ; il ne sait plus mais il est malin – alors il dit n’importe quoi. Shrobenius évidemment n’est pas dupe. Mais il est malin. Alors il reprend amplifie, ajoute un autre n’importe quoi. Pour en arriver à cela (on s’accroche) :
« La plante germe, porte son fruit, meurt, et renaît quand la semence germe. La lune se lève, croît jusque à être pleine, pâlit, décroît et disparaît, pour reparaître à nouveau. Le destin de l’homme, tout ainsi que celui de l’art nègre, n’est pas différent : comme la graine et l’astre, le jeu symbolique de cet art est dévoré par la terre et renaît, sanctifié – doué maintenant de la force nécessaire à l’accomplissement – sur les hauteurs sublimes du drame et de la tragédie du jeu cosmique des astres (… !!!)

Le problème (ou le génie de Ouologuem) est que cette double déconnance africano-européenne, ce double délire grotesque retrouve, quasiment, les analyses profondes et sanctifiées et les mots, de Malraux, de Senghor ou d’autres – « l’Afrique ventre du monde et berceau de la civilisation. »

Shrobenius dès lors n’a plus qu’à rentrer en Europe (après un ultime épisode qui vaut aussi le détour), pour s’offrir des conférences sorbonnicoles et pérorer dans « le château que l’art nègre lui avait apporté ». Dans le même temps, Saïf fait fabriquer quantité de masques « anciens », les enterre pour les faire vieillir et les revendre rapidement au prix fort – histoire de tirer le meilleur profit de la manne qu’il avait si largement contribué à créer.

Tenus par un Européen, ces propos auraient pu sembler presque racistes. Tenus par un Africain, on conçoit qu’ils aient pu gêner les tenants d’une histoire officielle et désormais consensuelle. L’interdiction prolongée du livre, via le plagiat, tombait plutôt bien. Et Ouloguem n’est quasiment plus revenu à l’écriture (et on ignore, semble-t-il, ce qu’il est devenu aujourd’hui.)

Pour en finir avec Shrobenius : histoire de bien assurer le coup, il avait aussi offert, l’espace d’une journée, sa propre fille au fils du chef, dans un chapitre dantesque, où se superposent en abîme cinq plans, vertigineux, de voyeurisme :
- Elle et lui, dans une scène d’amour torride, à l’intérieur du bus familial,
- Un tiers, les observant, avec quelques prises de vue bien tordues dans le rétroviseur, tout en se masturbant,
- La femme de ce dernier, observant son mari – avant qu’il ne la voie à son tour et ne la massacre conscieusement,
- Un témoin ultime, assistant au drame
- Et le spectateur, le lecteur, vous, moi, spectateur de cet ensemble d’horreurs.

(On est presque dans la dernière partie du Salo de Pasolini – avec les atrocités commises par les bourreaux, sous le regard à distance , avec jumelles, d’un autre bourreau et sous notre regard de voyeur).

On conçoit que le Devoir de violence ait pu gêner.

P.S. : La QUESTION DU PLAGIAT

Je ne supporte pas le plagiat – rien que l’idée qu’on puisse accaparer, signer les écrits d’un autre – alors même que c’est tellement difficile d’écrire (on fera quand même preuve d’indulgence pour les genres mineurs, type « critique » …) Avec tous les recoupements rendus possibles grâce à internet, les plagiaires aujourd’hui sont assez faciles à repérer. Et l’on attrape parfois de gros poissons : Mgr Gaillot (mais cas particulier, lui n’avait rien copié, c’était son nègre, faute vénielle), PPDA (dans les mêmes eaux), Ardisson (pathétique, surtout quand il en parle avec arrogance), Calixte Beyala, du côté de l’Afrique (et au moins deux fois de façon très attestée, et son attitude de dénégation méprisante, le racisme bien sûr, est encore plus insupportable), et le pire de tous, Sarkozy himself, pour une pseudo biographie de Georges Mandel, reprenant des pans entiers d’une thèse d’étudiant, et de la façon la plus ridicule (on remplace des mots par des synonymes très approximatifs, on modifie l’ordre des paragraphes – et l’ensemble devient presque illisible) Evidemment l’original est aujourd’hui très difficile à dénicher (on imagine quelque accord financier "à l’amiable" …)
Il y a aussi les faux plagiats qui ne méritent aucun procès – Vautrin utilisant un dictionnaire français/cajun pour écrire son magnifique "Grand pas vers le bon Dieu" et magnifier dans le même temps la langue des bayous. Quel plus bel hommage pour l’auteur de l'essai linguistique, d'ailleurs cité en exergue ?
Pour Ouologuem, je reste perplexe. Les extraits que j’ai pu consulter sont quand même plus que semblables à l’ouvrage original – « le Dernier des justes » d’André Schwarz-Bart. Et il y aurait aussi des emprunts à Maupassant (j'ai cru reconnaître « une Partie de campagne ») et à Graham Greene. L’excuse invoquée, d’intertextualité, ne me semble pas non plus très convaincante. Cela dit, et c’est le plus troublant, André Schwarz-bart lui-même a non seulement refusé de porter plainte mais il a tenu l’œuvre de Ouologuem comme un bel hommage à son propre travail.

Il faut bien conclure. Le plagiat est sans doute plus que critiquable. Mais le devoir de violence reste une œuvre essentielle.
pphf
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le 8 oct. 2014

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