Un carnet d'écrivain passionnant
Pour commencer, je n’ai lu aucun livre de Paul Auster, tout du moins, aucun qui ne me revienne en mémoire. Je lis beaucoup de carnets d’écrivains, parce que le sujet me concerne d’abord, ensuite parce que je les sais capables de descriptions uniques, et finalement parce que j’espère toujours, naïvement, faire des parallèles avec mes propres expériences, et y trouver, par extension, un encouragement tout aussi naïf. Auster ne déroge pas à la règle, et on croise dans le récit de sa vie des personnages singuliers, formidablement dépeints, dans une langue à la fois légère et riche en images.
L’exemple le plus parlant est celui de l’extrait ci-dessus, sa rencontre avec l’écrivain Harold L.Humes, qui se fait alors appeler "Doc" et traîne avec des étudiants, squattant leurs canapés, avec le projet de faire dérailler la base financière des Etats-Unis. Un autre passage avec ces danseuses de bar d’un genre unique est particulièrement délicieux :
Ces girls étaient la pierre angulaire de l’opération, l’élément qui distinguait l’établissement de Big Mary de tous les autres -et un regard suffisait à s’assurer que ce n’était pas pour leur beauté qu’on les engageait, pas plus que pour leurs talents de danseuses. Le seul critère était le poids. Plus elles sont grosses, mieux ça vaut, professait Big Mary, et plus vous grossissiez, mieux vous étiez payée. L’effet était plutôt troublant. C’était une exhibition de monstres, une cavalcade de chair blanche bondissante,et quand quatre d’entre elles dansaient ensemble sur l’estrade derrière le bar, le spectacle faisait penser à une audition pour le choix du rôle-titre dans Moby Dick. Chaque danseuse était à elle-même un continent, une masse de lard palpitant paré d’un string et, comme les équipes ne cessaient de se succéder, les yeux subissaient un assaut sans rémission.
Dans les bars, à Paris, au fin fond de l’Amérique, on continue de suivre la course d’Auster, toujours dans le sens de l’écriture, freinée par le manque d’argent, mais toujours animée par ceux qui croisent sa route. C’est un insoumis dépendant pourtant de sa propre liberté, qui ne voyage que par besoin. On sent ce désir presque maladif de liberté dès l’introduction du livre, qui met aussi en avant cette thématique de l’argent qui sera prédominante dans le récit :
Mon problème était que mener une double vie ne m’intéressait pas. Ce n’était pas que je ne voulais pas travailler, mais l’idée de pointer de neuf à dix-neuf heures à un emploi quelconque me laissait froid, totalement dépourvu d’enthousiasme. J’avais à peine vingt ans, et je me sentais trop jeune pour m’établir, trop débordant d’autres projets pour gaspiller mon temps à gagner plus d’argent que je n’en désirais ou qu’il ne m’en fallait.
Auster raconte, toujours avec cette linéarité et ce sens de la description remarquables, l’Amérique profonde, la division nordistes/sudistes et les relents de racisme, il raconte les petits boulots, son travail d’homme de ménage sur un bateau, les livres qu’il traduit, le jeu de cartes qu’il invente dans l’espoir de le vendre et d’arrondir ses fins de mois, sa courte expérience dans le cinéma.
Le livre se termine sur la publication de son premier roman, un polar publié son pseudonyme, et qu’il écrit avant tout pour le vendre. Là encore, cette obsession de l’argent, dont il a souvent manqué, et qui introduisait son récit, marque brutalement les dernières lignes d’un pessimisme étrange :
Et voilà comment on écrit des livres pour faire de l’argent. Voilà comment on se vend.
En bref, un reflet personnel et réaliste d’une Amérique lointaine, et d’un écrivain-voyageur au talent d’observation stupéfiant.
Les anecdotes qui ont fait sa vocation d’écrivain sont écrites en quelques pages dans la seconde partie "Pourquoi écrire ?" On y trouve de tout, du camarade électrocuté sous ses yeux au cours d’un orage en forêt, à la chute de sa fille dans un escalier qu’il rattrape au dernier moment, en passant par ce dernier récit de sa rencontre avec un joueur de base-ball à la fin d’un match; rencontre qui décidera, d’une curieuse façon, de sa carrière future.
Et on ferme le livre avec cette certitude : ce sont bien les histoires qui font les écrivains, et non pas l’inverse.