MEGASPOIL de la première moitié du livre (je n'en suis qu'à la moitié en fait)
Le concept de génie est un concept qui ne me parle pas des masses, concrètement j'entends. Mais il est abordé dans ce livre, et comme il est intéressant de parler d'absolu pour parler par exemple du bien ou du mal, ou d'espoir, ou de désespoir, ou même d'éthique, il est je crois aussi intéressant, pour parler d'art, d'évolution de la pensée, et de réflexion en général, de parler du concept du génie.
(Je précise donc que l’idée de génie que j’aborde ici, je l’assimile en l’occurrence (parce qu’il semble être présenté comme ça dans le livre) à l’idée d’un personnage artiste ayant les dispositions pour faire évoluer significativement l’art (ou un autre domaine), ou en tout cas de l’aborder de manière si intelligente que cette manière en devient différente des autres, pour éventuellement changer en profondeur le domaine en question, et ce pourquoi pas à la face du monde. L’idée populaire du génie je crois donc…)
Adrian est d’abord un jeune homme, forcément. Des facilités en musique, dès la première note entendue, mais pas vraiment mélomane. Surdoué de la musique très vite, un tout petit peu plus tard, mais toujours pas vraiment mélomane. À la limite sympathisant. Et c’est ce qui caractérise un peu ici selon Thomas Mann, j’ai l’impression, un attribut essentiel du génie artiste : un individu aux très bonnes dispositions dans une matière qu’il regarde d’un œil toujours ironique, presque cynique.
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Voir presque honteux, quand il s’y adonne et s’y abandonne.
« Cette façon de s’exprimer, avec sa maîtrise intellectuelle de soi mêlé à une petite fièvre, produisit sur moi une impression indiciblement attendrissante ; attendrissante parce qu’il remarqua sa fébrilité et s’en irrita ; s’aperçut avec mauvaise humeur du trémolo de sa voix encore frêle et puérile et se détourna en rougissant. »
(Et points importants, ce n’est pas par modestie : « voilà pourquoi il s’élevait contre l’invite à la modestie que toujours prodigue ce qu’a laissé la nature et déclarait : "seuls les propres à riens sont modestes". ». Y’a-t-il vraiment de génie modeste ? Où plûtôt: sont-ils loin d'être modeste, mais assez intelligents pour en donner l’impression ?... Je pense ainsi à Einstein qui expliqua au monde entier que la science n’était qu’affaire d’imagination…)
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Il y a d’autres caractéristiques, mais celle-ci (l’œil sincèrement ironique sur son propre domaine de réflexion ; d’une ironie sincère, pas pour l’exercice) semble dans le livre importante. Car Adrian dit à son professeur, par une lettre, qu’il ne veut pas le rejoindre à Leipzig pour étudier la musique. Il juge qu’il serait nocif pour la musique, de par son rapport aux autres (plutôt misanthrope) et de son rapport cynique à la musique elle-même.
« Et moi dépravé, il me faut rire, notamment aux bombardements soutenus du bombardon, boum boum boum – pan ! J’ai peut-être les larmes aux yeux mais la démangeaison du rire est irrésistible. […] Et c’est ce cœur désespéré, cet impudent animal que vous considérez comme « doué pour la musique » et vous m’appelez à elle, à vous, au lieu de me laisser plutôt en toute humilité macérer dans l’étude de la science de Dieu ? »
(( Thomas Mann, et par extension ses personnages, sont parfois drôles ! Sauf le narrateur peut-être... les narrateurs drôles sont parfois fatiguant de toute façon... et le livre est long...))
Son professeur d’enfance lui répond :
« l’art progresse, écrivait Kretzschmar, par le truchement de la personnalité, produit et instrument de son temps, en qui les motifs objectifs et subjectifs se rejoignent jusqu’à se confondre, les uns empruntant la forme des autres. Le besoin vital de progrès révolutionnaire et de renouvellement inhérent à l'art, oblige à recourir à un violent sentiment subjectif qui trouve que les moyens encore existants sont périmés, ont perdu tout pouvoir d’expression, sont devenues impossibles ; et ce besoin de progression utilise ce qui en apparence n’est pas vital, la promptitude à se fatiguer, le placement intellectuel, le dégoût lucide pour le « secret de la fabrication », le penchant maudit à voir les choses sous l’angle de leur propre parodie, du sens comique. Je le répète, la volonté de vie et de progrès de l’art s’attache le masque de ces qualités languissantes personnelles, pour se manifester, s’objectiver, s’accomplir en elle »
Pour son professeur d’enfance, l’ironie est le moteur, sinon du génie, du moins de l’évolution dans l’art…
Le problème : c’est que le diable est d’accord.
Car Adrian finit par se mettre à la musique, au premier quart du livre. Et vers le milieu (là où j'en suis), il rencontre le diable, qui lui dit au sujet du potentiel d’Adrian : « ce que ces êtres auraient pu à la rigueur avoir aux âges classiques, aujourd’hui nous seuls sommes en mesure de leur offrir. Mieux encore, nous leur offrons le vrai – l’authentique. Nous procurons l’expérience, du classique, mon cher, et de l’archaïque, du primitif, de ce qui depuis longtemps n’a plus été éprouvé. »
(Par classique, entendons je crois l’Antiquité, voir plus loin encore avant… la musique des volcans peut-être !)
(( J'ai lu leur entretien à quatre heures du matin de nuit, c'était palpitant ! Un peu effrayant aussi ! ))
L’artiste comme Adrian, nous le voyons au fur et à mesure du livre, voudrait offrir l’expérience de ce qu’il y a au fond de nous, du langage sans les mots, au sein d’une musique structurée a priori, pour ne laisser aucune place à la tonalité, et pour laisser l’âme profonde s’exprimer ensuite au sein de ce système strict, en toute liberté… mais bien sûr ce qu’il y a au fond de l’âme n’est pas parfait, au contraire, c’est probablement paradoxalement violent, ou en tout cas fait de violents paradoxes ; l’artiste (de génie qui plus est, donc absolu dans sa démarche, comme on l'a supposé au début) qui cherche l’essentiel chez l’homme ne peut, d’après le diable, que tremper dans ces paradoxes. Les embrasser même, pour mieux les rendre. Et peut-être, si l’on cherche une éthique à cela, pour prévenir l’homme de ces paradoxes… Le diable lui en tout cas, de l’éthique il s’en fout.
Il n’y a peut-être pas vraiment d’éthique de l’artiste à chercher de toute manière.
(( Oui je descends d'un cran, du génie je reviens à l'artiste ))
Le diable dit à Adrian : « l’artiste est frère du criminel et du dément ». Ce à quoi la préface répond : « l’artiste est le frère du fou et du criminel. Cette idée redoutable inscrite dans les premiers écrits de Thomas Mann (Tonio Kröger) est formulée dans toute sa brutalité par le diable en personne à la fin du docteur Faustus. Si le mot frère avait le sens d’une pure et simple identification, l’asile et la prison réservée aux écrivains dans les régimes totalitaires seraient entièrement justifiés. Pourtant il existe une différence entre l’artiste et le fou ou le criminel : sa création. S’il n’était pas vain de vouloir ramener à une formule l’œuvre immense de Thomas Mann, on pourrait dire qu’elle consiste en un effort de réflexion sur cette différence, c’est-à-dire sur elle-même »
Autrement dit si je comprends bien : admettre que la différence entre le criminel, le fou et (je fraude par extension) l’homme raisonnable, est aussi faible que la différence entre deux frères, serait le premier pas pour pouvoir réfléchir sur notre propre réflexion. Réfléchir sur soi. Pour ne pas devenir fou justement. Ou criminel.
Le diable par contre, plus loin, tient des propos qu’aucun membre de Sens Critique ne pourrait décemment tolérer ! (# Ironie # génie)
« Les gens tiennent le diable pour l’esprit critique désagrégateur, je crois ? Calomnie encore une fois, mon ami ! […] S’il a horreur de quelque chose, si quelque chose en ce monde lui est contraire, c’est la désagrègeante critique. Ce qu’il veut, ce qu’il dispense, c’est précisément la triomphante projection hors de soi, l’éclatante irréflexion. »
Et puis quoi encore ?!
...Ou dans l'art pur alors, dénué d'enjeux collateraux. Mais je crois n'avoir jamais expérimenté ça que très ivre.
... Ou quand je danse en slip dans ma chambre sur du Caravane Palace. À la limite. Parce qu’à ce moment, je dois l’avouer, je me sens véritablement hors de moi (et ça marche aussi sur de la bonne musique, ça doit être le slip).
CITATION TOUT À FAIT ARBITRAIRE ET CONTESTABLE:
Leibniz : « La musique est une pratique cachée de l'arithmétique, l'esprit n'ayant pas conscience qu'il compte. »