Ceci est une critique sur la trilogie des Snopes, composée du Hameau (1940), de La Ville (1957) et du Domaine (1959).
Trilogie des Snopes finie et c'est un 7, un tout petit 7, un gros 7, c'est un 7 flottant, un 8 et un 5 car, pour une fois, le tout n'est pas juste plus que la somme des parties. D'où sans doute cette critique... sûrement... très personnelle.
Je dois l'admettre : je ne peux m'empêcher d'être déçu par ce qui aurait pu être l'Magnum opus, la synthèse grandiose et magnifiée de la manière, du style de l'auteur, l'explosion finale du comté-univers du monsieur. Si les deux-trois romans célèbres de l'auteur, les deux-trois en flux de conscience, sont des comètes qui fulgurent dans le ciel nous laissant tous pailletés de leur queue dorée, voire des supernova, les Snopes sont une nébuleuse qui s'étale, s'épand en quelque belles tentures lâches de gaz trop diffus. C'est Orion, le Crabe, l'Aigle.
C'est sûrement cette trilogie qui est l'ouvrage de Faulkner le plus balzacien, tant dans l'esprit que dans la lettre, qui se rapprocherait le plus de cette "comédie sudiste" que le petit monsieur du Sud se sera, de loin, sans système ni méthode, un peu comme sans y toucher, évertué à écrire tout au long de sa vie. Et par balzacien j'entends à la fois cette façon naturaliste d'aborder un petit microcosme, population et milieu, de le découper en fines tranches pour mieux le placer sous le microscope mais j'entends aussi ses lourdeurs parfois, ses lenteurs, sa façon de souvent se laisser à tirer à la ligne sur des pages et des pages, et même son goût pour les affaires immobilières, les finesses de généalogies et les magouilles financières reportées avec la précision d'un petit clerc saute-ruisseau dans une pièce chauffée par un poêle.
C'est aussi qu'il n'y a plus ces zones d'ombres, ces trous noirs qui concentrent des destinées entières sur une tête d'épingle et autours desquels le lecteur et les protagonistes et l'écrivant gravitent, bien malgré eux, soumis comme tout à chacun aux lois de l'attraction. D'où les répétitions et les motifs et les obsessions : l'ogre attire et dilate le temps. Tous trois se voyaient donc tourner, encore et encore, à tourner non pas en rond mais autour du pot (brisé de toute façon!), à tenter de démailloter ces singularités qui se dérobent au regard et dont nous n'aurons en tout et pour tout qu' (pour utiliser un mot anglais dont j'aime beaucoup la sonorité coulante-craquante et qui peut évoquer une modalité de la lumière) un "glimpse", le reflet au coin de l'œil qui nous fait nous retourner pour le saisir, en vain.
Bien sûr, ces nœuds existent toujours dans ces trois volumes mais ils sont ici blancs : au lieu d'y tourner, on y plonge et replonge — c'est une fontaine, une source. Alors, dans les Snopes, la linéarité — pour un Faulkner — prime, au moins la clarté : le passé nous est tout de go connu, les secrets dévoilés et l'avenir, sous-tendu par le malheur, toujours clair à l'horizon. En fait, il y a surtout un seul trou blanc qui par son trop d'éclat devient tâche noire : Flem Snopes.
« Quiconque a regardé le soleil fixement
Croit voir devant ses yeux voler obstinément
Autour de lui, dans l'air, une tache livide. »
Il ne s'agit pas évidemment de chercher le tortueux pour le tortueux, je suis à peu près allergique au post-modernisme sans rien d'autre derrière, mais les autres bouquins de Faulkner semblent parfois plus un travail actif, de recherche, d'enquête, d'archéologie, épuisant dirais-je même, ayant la Recherche en partage, que réellement de lecture passive. Le Mississippi n'est pas un long fleuve tranquille.
Le reflet qu'on découvre aux pages des livres, quelque imparfait qu'il soit, peut passer pour la réalité. Lire n'est pas une opération neutre, l'enregistrement passif d'un fait préconstitué. Nous projetons notre expérience dans l'image qui naît des caractères imprimés. Nous contribuons dans une mesure décisive à l'évènement très particulier qui mêle des personnages fictifs aux êtres de chair parmi lesquels nos jours se passent, des objets impalpables à ceux, solides, palpables qui mêlent l'espace.
Pierre Bergounioux, Jusqu'à Faulkner
Trois volumes, près de 1800 pages, s'étalant sur un demi-siècle, deux guerres mondiales, qui ne vont pas former une simple saga chronologique et variée mais bien au contraire trois volumes qui se chevauchent, se superposent, se répètent, semblent ne jamais avancer, ressassant les mêmes scènes, jusqu'à saturation, avec Gavin Stevens l'avoué dans lequel Faulkner se reconnaît, Ratliff le colporteur à la gouaille trop gouailleuse, Will Varner (incarné en contre-sens par Orson Welles dans The Hot, Long Summer), Mink, Flem, Eula, Linda, remâchant ce même noyau serré de personnages. Personnages qui finissent par sembler n'exister que les uns pour les autres, presque coupés du reste du comté de Yoknapatawpha. Faulkner en profite même pour nous résumer, c'est-à-dire déflorer, Sartoris, Le Bruit et la Fureur, Le Gambit du cavalier en quelques lignes.
Plus qu'une trilogie, les Snopes ressemble à la réécriture successive, en 1940, 1957 puis 1959, d'un même et seul ouvrage. Répétitions, comme une variation au piano : nous verrons les mêmes scènes plusieurs fois et en gardant quasiment le même point de vue. L'avant-propos de ce dernier tome est symptomatique : Faulkner pense mieux connaître ses personnages et avoir avec le temps un peu mieux compris le cœur humain. Il aura fallu que son éditeur passe tout ça au tamis pour harmoniser. Et c'est là, je crois, que cette trilogie perd, alors, de son statut possible de Magnum opus, par l'harmonisation et en coupant l'herbe sous le pied d'une métamorphose permanente, aussi changeante que les reflets d'une rivière, se permettant la contradiction, qui, d'une façon un peu tirée par les cheveux, serait devenu le flux d'écriture de l'auteur lui-même.