A la fin du Livre 1, l'auteur entendait une voix intérieure le condamner à 10 ans. 10 ans pour digérer la frustration d'une relation avortée, pour cause de sms parvenu en retard. C'est reparti pour près de 900 pages d'éructations rageuses ou enflammées. Pour les emplir, Grégoire Bouillier puise dans ses observations de la vie quotidienne et dans ses expériences, qu'il relie toujours à la mythique M. Le dossier s'épaissit.
La force de l'écriture de Bouillier, c'est cette logorrhée qui par moments vous emporte comme un torrent. Nous allons en donner de nombreux exemples. Sa limite, plus particulièrement dans ce Livre 2, c'est la chute du niveau littéraire par moments, comme s'il se refusait à relire et biffer. Exemple, la multiplication des "putains" qui propulsent son style dans la trivialité. Ou un "poil au caca", qu'on ne peut tout de même pas approuver. Mais ce sont plutôt les beaux moments que je veux retenir dans cette critique, attitude à laquelle l'auteur s'invite lui-même, page 99 :
A l'époque, je me disais : 'tu as bien fait de quitter S. Comme tu as bien fait ! Yep !' Et, saisi d'euphorie, tandis que M emplissait tout l'espace de mon bureau, tout l'air que je respirais, j'avais songé : 'quoi qu'il se passe par la suite, retiens ce moment. Ils sont une aube dorée. Du miel chaud dans tes veines. L'effervescence du bonheur. Un vent immense de Tarkovski. Ils justifient tout. Ne l'oublie pas lorsque tout aura été détruit, lorsque tu auras été détruit et qu'il ne restera plus que le malheur, aussi grand que ce bonheur fut grand. Ces instants de bonheur justifient tout. L'échec ne pourra rien leur ôter'.
Au fil de ses expériences, Bouillier interroge notre perception de la réalité, "ce qu'on appelle la réalité". Ainsi, lorsqu'il s'amuse à gommer, à l'aide de Photoshop, ce qui anime une image : troublant de voir ces volleyeurs sans le ballon ! La page suivante, alors qu'il cherche des nacres sur la plage de Plurien (quel nom !), l'une de ces nombreuses lubies qui parsèment l'ouvrage, l'auteur fait l'éloge de la pensée autonome. Page 141 :
Pour autant que j'en puisse juger, beaucoup préfèrent qu'on leur dise quoi faire. Cela règle la question. C'est plus facile. Quoi faire et quoi penser et même quoi manger ou pas. Du porc ou surtout pas. (...). Plus besoin de se poser la question du choix : il est dicté. D'autres vous l'intiment. Sachant que ce n'est pas le porc l'important. On s'en fiche du porc. (...) Etre livré à soi-même ? La liberté ? Le malheur ? L'angoisse ? C'est trop difficile. C'est insupportable. Mieux vaut que quelqu'un décide à notre place. Que ce soit écrit dans un livre ; et s'il est dit sacré c'est encore mieux. (...) Exit notre niveau individuel des choses. Enfin débarrassé de lui on est. (...) Rester à son propre niveau : impossible ! Plus jamais. On a vu où il nous a conduits : tout droit en enfer. Mieux vaut ne plus être responsable de rien. Mieux vaut que quelqu'un, désormais, décide à notre place. Quelqu'un - mais qui ? Ah ah ah ! Le plus comique étant ceux qui, abdiquant devant eux-mêmes, se soumettent à une autorité qui n'est pas la leur [manque une virgule ici non ?] se croient plus forts que les autres au point de leur donner des leçons, alors qu'ils sont précisément les plus faibles d'entre nous. Eux n'ont pas tenu le coup devant l'effroi de la vie.
"M. Gicle" a encore frappé ! On notera la multiplication des phrases courtes, typiques de son style, qui lui donne ce côté haletant - et qui peuvent, à la longue, fatiguer.
Ces activités de limier, que ce soit retrouver l'édition originale d'un livre de Raymond Aron lu par Perec ou l'enregistrement d'un fameux concert de Miles Davis où les fusibles sautèrent, valent par leur caractère dérisoire. Ce que Bouillier explique page 147, où ce sont cette fois, de longues phrases qui aboutissent à ce sentiment de torrent verbal :
Tel est le secret lorsqu'on se trouve au pied du mur, face au mur, près de devenir mur soi-même, gouffre béant. Voilà qui met momentanément à l'abri du temps et du néant et du chagrin et de la solitude et de l'absurdité de tout et, n'en déplaise, il fera beau voir que l'on me reproche le temps passé à chercher des nacres sur la plage, car c'est précisément la parfaite idiotie de cette activité, son inanité méthodique et appliquée, qui en fit le prix et l'intérêt et la valeur ; c'est d'être mécaniquement devenu un parfait idiot qui me sauva de M et de son absence en m'occupant les mains et les yeux et l'esprit, en me sortant de l'inaction la plus mortelle et, n'en déplaise, je veux verser au Dossier toutes les activités définitivement risibles et improductives auxquelles je m'adonnai après M car elles font partie de mon histoire de M.
Sachant que, dans l'existence, il faut toujours tout faire par soi-même et, d'autre part, on ne devient pas idiot si facilement, on ne s'invente pas des activités parfaitement risibles en claquant des doigts, oh non, il faut y mettre du sien, j'allais dire du chien [j'aime ces jeux de mots qui surgissent souvent au milieu d'un phrase sur le mode du lapsus] (...) et, oui, ce n'est pas si simple de réussir à ne rien faire avec méthode et application et, dans tous les cas, mieux vaut se livrer secrètement à des occupations parfaitement dérisoires, mieux vaut ne pas s'en vanter ni rien ébruiter car rien n'agace plus les autres qu'un idiot qui triomphe là où ils échouent.
S'en vanter et l'ébruiter, c'est pourtant bien ce qu'il fait dans son livre. Car notre écrivain a quand même un ego de proportion considérable. On va le constater par la suite, notamment dans la grosse centaine de pages où il décrit avec force détails ses multiples conquêtes. Fantasme ou réalité ? Soit l'auteur est un homme à femmes digne de l'Insoutenable légèreté de l'être (qui, lui, est un roman), soit il en a rajouté une sacrée couche. Pour le lecteur lambda masculin, c'est à la limite du supportable tant il aura l'impression de passer, lui, à côté du succulent buffet du plaisir. Et pour la lectrice lambda ? J'aimerais son avis, mais la somme de Bouillier dans son volume 2 ne comporte à ce jour qu'une seule critique, masculine... Avant de décrire ses multiples coucheries, l'auteur passe par la case chat porno (qui suit les addictions à Spider et au poker). Une façon de contrecarrer sa frustration. Page 210 :
Il ne s'agissait pas de t'attacher. (...) Elle était finie la tendresse. Elle était désormais ponctuelle. La tendresse, elle n'avait été qu'un érotisme qu'avec M. Tu t'en fichais bien des êtres humains à présent. Tu voulais l'oubli, l'excitation, l'insatiable, l'ébranlement des bas-fonds, sans risquer de te prendre une veste. Sans que personne te juge ni te réfute. Sous couvert de pseudo, tu voulais des filles qui n'aient pas froid aux yeux. Tu voulais l'exaspération. Tu disais que M te dise oui enfin oui toujours oui sur ses seins vitrés oui, pour moins de trente euros par mois. (...) Tu ne voulais plus de censure, plus de chichis, plus de SUSPENS, plus déguiser les mots et les intentions sous le vernis de pudeurs assassines, de conventions hypocrites, de névroses nécrosant le désir [belle formule].
Tout cela finissait de toute façon débité sur ma carte bleue. Il ne s'agissait que d'argent entre elles et toi. Cela ne te coûtait rien d'autre. Cela te coûtait le minimum car l'argent est ce qui, de soi, coûte le moins cher et, en tous les cas, je voulais détruire toute image de M par l'excès d'images. Je voulais, jusqu'à la nausée et même au-delà, tout brûler de ce qui avait eu lieu et qui n'avait pas eu lieu. Tout détruire. Le feu par le feu. M'abîmer et m'avilir et disparaître tout entier dans cette déchéance que M m'avait léguée, étouffer toute possibilité sentimentale dans les herbes folles, ronces et chiendent dont l'absence de M était le terreau et moi l'engrais et que cela te fasse plaisir et bander et juter dans un Sopalin me convenait à merveille.
On note cette fois l'allongement progressif des phrases, comme une machine qui s'emballe : la puissance du style de Bouillier tient beaucoup à ces effets de rythme.
Suit le long tunnel d'expériences sexuelles, incluant le fantasme absolu, la relation avec une inconnue dans un train. Une autre instructive, plus drôle que les autres, sur le Viagra comme expérience quasi extracorporelle ! Tout cela fruit de quoi ? Du malheur. Ce qui nous vaut une page magnifique, page 403 :
Le malheur désinhibe. Il se permet tout et c'est à quoi on le reconnaît. Ce n'est pas l'époque qui me contredira. Je parle du malheur, non de la douleur. La douleur : elle abat. Elle vous broie, elle vous suffoque, elle vous anéantit et vous enterre vivant. Quand elle vient, on ne peut pas lui échapper. Ce qui n'est pas le cas du malheur. Lui rend libre, d'une étrange façon. D'une façon qui lui appartient. Il pousse à faire des trucs qu'on ne ferait jamais en temps normal. C'est peut-être désolant mais c'est ainsi. Ce qui fait que le malheur n'est pas seulement un sentiment : il est un espace-temps. Sans doute m'arrivait-il de rester prostré chez moi et, comme dans les films, de me mettre sous la douche et, assis au milieu de la baignoire, la tête entre les mains, de laisser couleur l'eau sur moi pendant des heures et des heures comme s'il pleurait infiniment sur ma tête [joli]. Mais on ne peut pas rester tout le temps sous la douche. On le voudrait mais c'est impossible. Il n'y a qu'un gif animé pour vous renvoyer illico sous la douche, vlan [l'auteur a développé tout une digression sur les fichiers .gif, comme objets de répétition, le retour du même étant un thème-clé du Dossier M : notamment un gif qu'il a créé où une actrice retombe sans cesse dans la douche dont elle veut sortir]. (...) Je sais aujourd'hui que le malheur peut prendre énormément de formes, dont certaines très joyeuses. Vraiment hilarantes. Tel est le paradoxe du malheur. Il n'est pas une posture figée mais une fuite en avant et, pour ce qui me concerne, je sais que je fuyais désormais la tristesse. (...) La tristesse des autres : je n'avais plus la force. C'était trop pour moi. C'était l'ennemi que je ne pouvais affronter. Ce qui limitait considérablement mes relations avec autrui tellement les gens ne semblent avoir que leur tristesse à partager. Leurs joies, leurs bonheurs, leurs plaisirs, leurs remèdes : ils n'en parlent pas. Ils les gardent pour eux. Ils les planquent sous leur matelas et ainsi le monde devient-il toujours plus triste, réellement délétère. (...) Quoi qu'il en soit, la tristesse n'avait plus pour moi aucun charme. Elle ne recelait aucun mystère. Ne cachait aucune vérité. J'en connaissais et la cause et le mensonge. C'est une leçon que je tenais de M et que je retins par coeur. Je n'avais plus d'empathie pour personne. J'en avais à peine pour moi. Le malheur vivait à présent ma vraie vie. Et, dans mon cas, il fut aphrodisiaque.
Bouillier développe d'une autre façon cette tristesse qui le poisse , page 446 :
Par dessus tout, avant M, je ne me souvenais pas d'elle, je n'en avais pas besoin, je n'y étais pas contraint et c'était appréciable. M n'était pas encore un souvenir. Elle était réelle. Elle était vivante. Elle était le présent qui regarde vers l'avenir et non le passé qui tire en arrière le présent [joli]. Quand je fermais les yeux, je ne voyais pas une morte. Son fantôme ne venait pas me torturer, me suffoquer, m'effondrer. Avant M, je l'invoquais ; désormais je l'évoque [re-joli].
Et, puisqu'il s'agit partout de reprises, le même thème revient page 642 :
Par définition, toute réaction émotionnelle est malvenue, incongrue, malpolie. Celui qui se casse une jambe, passe encore qu'il se mette à crier. Mais pas trop fort cependant. (...) On ne veut pas de ses cris : ils sont angoissants. Ils ruinent le moral. Ils révèlent une vulnérabilité typiquement humaine dont nul ne veut rien savoir. Chacun aime la vie, mais qui supporte ses manifestations ? (...) Quand bien même on voit mal ce que serait la vie si elle ne se manifestait pas, on oppose la vie partout à ses manifestations. (...) Même celui qui rit finit par indisposer son entourage. Même rire dérange. Et qu'il sèche au plus vite ses larmes celui qui pleure, afin que cesse, non sa tristesse bien sûr que non, on compatit à son chagrin, sa tristesse nous touche, mais pourvu qu'elle demeure un mot de neuf lettres. Pourvu qu'elle soit pure abstraction. (...) Le symptôme est pire que la maladie, la réaction plus insupportable que l'action, voilà où on est aujourd'hui (...)
Après la description des cabrioles, l'auteur évoque ses peurs. Par exemple, face aux voitures, page 459 :
Mais le pire, c'est une fois au volant. Les gens deviennent dingues au volant. Ils perdent les pédales. Ils deviennent quelqu'un d'autre dès l'instant où ils s'installent au volant et qu'ils claquent la portière comme un chevalier baisse sa visière [joli]. Dès cet instant, exit le bon père de famille, bye l'amoureux qui offre des fleurs à sa fiancée, voici que la bête se réveille et, avec elle, l'ivresse de la puissance, la sensation sauvage de la liberté, le sentiment de se sentir [bof, pléonasme] indestructible (...) Preuve, aussi, que nous ne sommes pas un et indivisibles mais multiples. Nous ne sommes pas une identité fixe mais plein d'identités qui se manifestent selon les circonstances, comme des cartes que chacun tire de son jeu en fonction des situations et qui font de lui ceci ou cela au gré des événements et des capacités, aboutissant à un disparate qui est sa véritable identité.
J'aurais pu l'écrire ! C'est tellement ce que je soutiens, quand j'affirme par exemple que "les cons n'existent pas", seules existent les circonstances dans lesquelles vous vous conduisez comme un con. Etre au volant d'une bagnole par exemple. Dans d'autres contextes, par exemple sur le chemin de Compostelle, vous ne rencontrerez que des gens formidables, car la situation leur fait donner le meilleur d'eux-même. La diatribe se poursuit, et je continue d'approuver :
En tout cas, une fois au volant de sa destinée, bardé d'acier, soudain coupé du monde extérieur et se retrouvant unique maître à bord, enfin seul aux commandes, ayant pour une fois les pleins pouvoirs, même l'individu le plus civilisé sent qu'il n'a qu'un geste à faire pour libérer toute cette puissance qui piaffe depuis longtemps en son for : il lui suffit d'une simple pression du PIED. Pour redevenir préhistorique. Pour croire que la route est à lui. Se croire tout permis. (...) Qu'ils ne viennent pas le faire chier ceux-là ! Bande de ploucs ! On dit que l'alcool est responsable de la plupart des accidents ; mais ce sont les voitures qui tuent. Elles sont des armes en vente libre - d'ailleurs il faut un permis. C'est la voiture qui est une drogue. C'est elle qui provoque ivresse et délire de toute-puissance et on voudrait que je traverse aux feux tricolores en faisant confiance aux voitures et aux camions pour s'arrêter parce que là, devant eux, un peu en hauteur, une petite loupiote a changé de couleur ? Qui est fou ? Toutes les vingt-quatre secondes, un homme, une femme ou un enfant meurt dans un accident de voiture.
Je ferai ici le parallèle avec le coït, vu du côté masculin : il y a probablement un même principe à l’oeuvre, et je ne serais pas surpris que celui qui fait vrombir son moteur soit aussi un gros bourrin au lit. A moins que le lion dans le moteur ne vienne compenser une frustration sexuelle ? Cf. la scène réjouissante de Boulevard de la mort, où deux super nanas affalées à l’avant d’une voiture voient arriver l’anti-héros qui fait rugir son moteur. L’une lâche, laconique : "p’tite bite". L’autre lui répond : "clearly". Du pur Tarantino ! La diatribe se poursuit :
J'ai peur, oui, il n'y a pas d'autre mot. J'ai peur des voitures, surtout qu'elles ressemblent de plus en plus à des TANKS [là aussi, une réflexion que je me suis faite : les bagnoles se ressemblent toutes, toutes une forme de VUS, pour que le conducteur se sente puissant... pitoyable]. Pourquoi fabriquer des voitures qui ont une gueule si patibulaire, des lignes aussi agressives, avec des dents luisantes, des yeux hallucinés, des mâchoires prognathes : on dirait des requins tueurs, des buffles plein de fureur [ah ! voilà l'image juste ! souvent Bouillier reformule 3 ou 4 fois pour atteindre sa cible : mais il ne raye pas les "études" aboutissant au mot juste... d'où le pavé] et ce n'est évidemment pas par hasard. (...) Tout pousse à la barbarie. A la violence. A foncer DANS LE TAS.
Avançons. Page 537, surgit la révélation Béatrice : M fut un retour de cette collégienne oubliée, premier grand amour de l'écrivain. Tout fonctionne suivant le principe du double, de la reprise, depuis le début. L'un des moments où le style faiblit avec une accumulation excessive de "Attends". Mais, comme toujours, une fois l'émouvante histoire racontée, ce sont les multiples digressions émanant de cette découverte sur le thème de la réplique, du double, qui font le sel des pages. Beaucoup sur le cinéma, grâce auxquelles je me décidai à voir enfin un film célèbre, L'année dernière à Marienbad, véritable chef d'oeuvre : merci Grégoire ! Quelques-unes sur la musique. Lorsqu'il jette son dévolu sur Summertime, je l'attends au tournant : musicien et enseignant en jazz, je connais évidemment bien le standard. La notion de standard est d'ailleurs particulièrement judicieuse pour évoquer le retour d'un thème travesti, sous une autre forme. Eh bien bravo, je crois que Bouillier choisit les trois versions qui s'imposaient : celle, fondatrice d'Ella & Louis, que je passe et commente fréquemment dans mes cours ; celle de Janis Joplin qui, bien que sortant de mon champ musical, m'est toujours apparu comme marquante ; celle enfin, maléfique, du sorcier Albert Ayler. J'aurais bien ajouté celle de Duke Ellington en trio dans l'album Piano in the foreground, subversive aussi, mais il n'en fallait que trois. J'ai même appris quelque chose sur la version de Joplin, elle aurait été ré-harmonisée d'après le Prélude n°2 en ut mineur de Bach. La conclusion s'impose :
C'est Bach et ce n'est aucunement du Bach. C'est M et ce n'est pas M. On est en 1968 et on est en 1722. C'est prodigieux. C'est M reprenant Béatrice sur un air venant de bien plus loin !
La version de Joplin me semble plus remarquable par le timbre incroyable de la chanteuse, son côté lâché, bestial, que par sa modification mélodique ou sa ré-harmonisation, choses quasiment banales dans le jazz... Semblable en cela, somme toute, à la version d'Albert Ayler, qui inspire à Bouillier ces envolées lyriques :
Summertime. Dans la version qu'enregistra Albert Ayler en 1963. Reprise grinçante, ironique, agressive, bouleversante, dissonante, lyrique et effroyablement majestueuse. Effroyablement fragile. Qui atomise de l'intérieur Summertime. En fait de la charpie. Transforme la jolie berceuse en cri de révolte. En cri de douleur. En amour fou pour la musique. En joie rageuse. En hymne universel. En poing levé. (...) Là où Joplin avait changé les notes, Albert Ayler libère le son et l'émotion qui va avec. Là où Gershwin s'était inspiré d'un negro spiritual et l'avait "blanchi" aux violons, Albert Ayler réfute le mensonge, il récupère son bien et règle son compte au problème que les Blancs ont avec les Noirs, il lui fait mal (...), il ressuscite le véritable été de Summertime et, oui, il remet les pendules à l'heure, il retrouve ses racines, il reprend le temps lui-même à son compte et il en fait un hymne et M comme Summertime par Albert Ayler. Je n'ai qu'à écouter cette "reprise" pour comprendre qu'elle fut ma destruction revenue à la vie. Elle fut Béatrice mise à nue.
Je voudrais écouter une fois dans ma vie Summertime mixant ensemble [pléonasme] les versions d'Armstrong et Fitzgerald, de Janis Joplin et d'Albert Ayler.
Les paroles de Summertime sont d'ailleurs à double sens, entrant donc dans le registre du Dossier : c'est une berceuse ironique, subversive dans ce qu'elle raconte, dans l'esprit des Noirs qui utilisaient un argot pour dissimuler les messages qu'ils faisaient passer.
Un peu plus loin, c'est la philosophie qui est convoquée, avec Kierkegaard et certains des aphorismes puissants tirés de sa propre Reprise :
(...) Ce qui ne m'empêcha pas de noter à la volée certaines phrases me tapant dans l'oeil pour des raisons privées : 'La reprise est une épouse aimée, dont on ne se lasse jamais ; car c'est du nouveau seulement qu'on se lasse' [à méditer ! j'aime !] ; 'C'est pourquoi la reprise, si elle est possible, rend l'homme heureux, tandis que le ressouvenir le rend malheureux' ; 'Ce dont on a ressouvenir a été : c'est une reprise en arrière ; alors que la reprise est un ressouvenir en avant'.
Passons à présent à l'épisode de S, créant une exposition d'art contemporain à partir du courriel de rupture de Bouillier. On connaît son identité, il s'agit de Sophie Calle, dont on peut vérifier que l'expo a bien eu lieu, en effet, à Venise puis partout dans le monde. 112 femmes acceptèrent spontanément (non, 111, une seule eut une réticence) d'écrire un texte salissant le type qui avait écrit ce message de rupture. Bouillier en est tellement estomaqué qu'il se choisit un nouveau double, Conatus. On comprend son émotion, surtout en lisant les messages laissés par les femmes. Il se sent comme la flaque laissée à terre par un obus à Grozny, image glaçante signée Laurent Van Der Stockt, que Bouillier inclut dans l'ouvrage.
Pourtant, il faut aussi reconnaître que notre homme n'est pas toujours le champion de l'élégance : ne nous dévoile-t-il pas, dans le Livre 1, en long et en large les performances au lit de S, que chacun peut identifier ? Et notamment son côté coincé ? Révéler ce qui se passe dans l'intimité, un acte que j'ai toujours trouvé ignoble, plus encore bien sûr quand c'est publié. L'épisode de l'expo est malgré tout savoureux, notamment le dîner auquel il participe après la dernière à Paris, en présence d'une partie des 112. Il trouve la réplique parfaite à l'apostrophe de l'une d'entre elles, partie en ambassadrice qui salue son courage d'être venu : "c'est vous qui êtes courageuse de vous présenter devant moi". Magnifique.
Puisque Bouillier fait feu de tout bois, c'est une série qui est convoquée, Breaking Bad, et là je suis moins cultivé que pour Summertime. Je n'en apprécie pas moins la tirade sur la banalité du mal, page 663 :
Tout trafiquant de drogue qu'il est, mister White tient à être irréprochable dans son travail. Il y tient d'autant plus qu'il fabrique de la merde. Car c'est l'éthique du travail qui sauve les criminels. C'est la conscience professionnelle qui pallie l'absence de conscience tout court [joli]. Le goût du travail bien fait est ce qui innocente à ses propres yeux quiconque commet des saloperies : c'est la preuve qu'il n'est pas mauvais partout ; il peut se dire qu'il est un honnête travailleur comme les autres. (...) Si on le fait bien, le mal ne l'est plus tout à fait. Si on fait un truc moche, autant le faire bien. (...) C'est l'éthique du travail qui sauve les salopards. Elle leur est nécessaire. D'abord pour ne pas se faire pincer, mais surtout parce que cela leur permet de ne pas se voir eux-mêmes comme des salopards car nul n'est capable de se voir comme un salopard sans trembler de tous ses membres, sans se dégoûter lui-même, oui, le goût du travail bien fait est aussi mère de bien des vices. (...) Ce pourquoi le mal se donne beaucoup de mal, il se donne beaucoup plus de mal que le bien. Enfin bref.
On atteint enfin le dénouement, le festival en Belgique où l'auteur va rencontrer le dernier étage de la fusée, Patricia. Elle est M sans l'être, comme toujours : une reprise. Le Julien par lequel s'ouvrait le Dossier, celui qui se pendit avec sa ceinture et écrivit le nom de l'écrivain avec sa merde, c'était le mari de cette Patricia.
Plusieurs moments marquants ont lieu dans cette bourgade proche de Charleroi.
D'abord l'inscription dans les toilettes "MB ! For the last time !". Evidemment, ça peut sidérer. La libération est annoncée, mais il se déroulera encore neuf ans avant qu'elle soit effective.
Deuxième beau passage, l'intervention de Bouillier, mal à l'aise comme tout, sur l'estrade. A cette occasion, il se remémore une soirée où une amie à lui s'était retrouvée en présence simultanée de son mari et de son amant :
Et voici que le jour et la nuit lui apparaissaient en même temps. Voici que la pièce révélait dans le même plan ses deux faces. Cela n'avait duré que quelques instants mais elle avait vu, de ses yeux vus, ce que les deux hommes de sa vie donnaient ensemble. (...) Elle avait pu les contempler en face et les dévisager à son aise et, malgré elle, les comparer. (...) Et ce fut, me dit cette amie, comme si elle était tombée sur une photo révélant que ces deux hommes se connaissaient. Cette sensation-là. (...) De voir associer ce qui était jusqu'ici soigneusement dissocié, cette amie avait vu quelque chose qu'elle n'était pas censée voir, m'avait-elle raconté en souriant après coup.
Qu'avaient-ils de particulier qu'elle avait toujours pressenti mais qu'elle n'avait jamais identifié avant de les voir tous les deux comme un seul homme ? Qu'avait-elle découvert sur son compte et sur le leur en les voyant l'un et l'autre situés à égale distance d'elle et non plus éloignés l'un de l'autre de la distance qu'elle mettait entre eux et je repensais à cette histoire en grimpant sur l'estrade qui menait à la table ronde (...)
Enfin, le speech, hilarant car ponctué de petits mots et d'interjections en forme de pieds de nez, des pages 715 à 717 . Grand moment. Il y développe l'idée que celui qui parle à cette tribune n'est pas l'écrivain mais son double, toujours. Une autre personne. Extrait :
(...) se faire passer pour un autre n'est pas une situation très confortable, polochon, c'est une situation marmelade, gruik, cui-cui, bref. Que cela vous plaise ou non, vous ne verrez pas l'écrivain ce soir et je le regrette autant que vous. Croyez-moi, je préfèrerais que l'écrivain soit présentement à ma place pour parler de ses écrits plutôt que moi vous parlant de son impossibilité d'être parmi nous. Non, je ne vais pas répéter une tierce fois, bande de ploucs. Hiiiiiiii. Holà, tout doux couché le chien, au pied ! Parce que ce n'est jamais lui qui vient s'expliquer au micro. Jamais ! Lui, il écrit et il s'en lave les mains ensuite. Tartiflette pourrie. C'est moi que l'on contacte quand on cherche à le joindre. (...) Tout ça vient du fait que personne ne sait à quoi ressemble un écrivain et il est clair que tout le monde aimerait le savoir, ben tiens, pieds nickelés, vous ne seriez pas là sinon et, hum, je veux seulement, pouet, je ne suis ici que le représentant de l'écrivain. Voilà. Je suis Don Diego de la Vega, caramba ! Devant vous je ne suis pas Zorro mais son zozo.
Etc. On voudrait tout recopier tant ce passage est jubilatoire. Cette tirade flamboyante n'est pas totalement une posture : Kundera, encore lui, n'a-t-il pas écrit en substance, dans l'Art du roman, que tout écrivain qui parle de ce qu'il a écrit signe là un aveu de faiblesse ? C'est pourquoi il ne donnait quasiment jamais d'interview : "lisez mes livres, ils sont plus puissants que ce que je pourrai en dire" ! De même, Nathalie Sarraute prétendait que "commenter une oeuvre, c'est la tuer". Dans cet ordre d'idée, Bouillier fustige les écrivains qui se pressent à la télé, cette mascarade totalement déconnectée de la transe de l'écriture (mais il l'a tout de même fait ha ha ! l'ego, on vous dit).
Le dernier moment frappant de l'épisode Charleroi est la contemplation de la maison des Dutroux. L'analyse du poster géant, mensonger, à double sens, qui fut apposé sur la façade est de nouveau passionnante. Il y a enfin cette clef mystérieuse trouvée dans une flaque, qu'il remettra à Julien.
Pour conclure, Bouillier parle de peinture. Un art auquel il s'adonna jusqu'à ce qu'il découvre qu'un certain Pollock avait déjà fait la même chose en mieux. Encore une reprise. Page 835 :
En tout cas, je sus que je ne ferais jamais mieux que Pollock. Il n'y avait pas de place sur Terre pour nous deux et c'était à moi de m'effacer. Comme le damné fiancé de M, Pollock m'avait devancé et je ne lui en voulais pas : ses tableaux étaient infiniment plus beaux que les miens. Certains étaient prodigieux. Etaient cartes de Tendre. Réseaux de neurones en ébullition. Constellation de matière étoilée. Sarabandes fractalement affolées. Chevelures échevelées dans le plus beau désordre et buissons follement ardents. (...) Structures toujours plus complexes et mirifiques, à rebours de l'épure apeurée [joli]. Batailles effroyables au coeur de la mêlée.
Et enfin Picasso, qui conclut l'ouvrage. Ah, j'allais oublier le mots croisés, assez décevant ai-je trouvé, et que je n'ai jamais réussi à finir : me manque le deuxième du 4 horizontal et le premier du G vertical. Si quelqu'un a la réponse ?... Encore faudrait-il que quelqu'un lise cette critique-fleuve.
Ouch... Jamais rédigé une critique aussi longue, pour beaucoup constituée de passages dont je voulais garder la mémoire. Les près de 2 000 pages du Dossier le méritaient. Le Livre 2 m'a semblé un poil en-dessous du Livre 1, qui était, il faut dire, rien moins à mes yeux que peut-être le plus beau roman d'amour depuis Belle du seigneur... Quelques faiblesses dans le langage et ce long tunnel complaisant sur les conquêtes du vantard tempèrent ici un peu mon enthousiasme.
L'impression subsiste tout de même : Grégoire Bouillier est l'un des plus grands écrivains d'aujourd'hui, dont on parle scandaleusement peu. Inconnu au Masque et la Plume par exemple ! Et pourtant, c'est autre chose que Houellebecq, non ? Il faut dire que lui ne se met pas en scène pour se vendre. Il faut dire aussi qu'on ne le trouve nulle part en rayon, à la Fnac ou ailleurs : trop volumineux ! Bonne nouvelle, un article lui est consacré dans Marianne pour la sortie d'une nouvelle enquête, cette fois sur une femme morte à Paris dans la plus grande indifférence. Le livre fait plus de 900 pages.