Le Festin nu par Diothyme
Ce roman est précédé d'une introduction de W. Burroughs fort intéressante à propos de la drogue, où il raconte qu'un médecin aurait trouvé une sorte de vaccin pour toxicomanes, il éveille le centre émétique (qui fait vomir) du cerveau et n'a aucune accoutumance : en 5 jours de traitement on est guéri de plusieurs années de drogues. L'apomorphine serait la solution miracle car selon Burroughs ce n'est pas les vendeurs qu'il faut éradiquer pour régler le problème de la drogue, mais les utilisateurs, car quand il y a une demande on trouvera toujours quelqu'un pour faire l'offre. Que je sache ce vaccin n'est pas utilisé comme méthode de désintoxication et je suis curieuse de savoir pourquoi.
Le festin nu est un roman composé de plusieurs chapitres la plupart axés sur un ou plusieurs personnages. Le livre a été écrit pendant la période toxicomane de l'auteur, ses amis (écrivains eux aussi) retrouvaient des tas de feuillets et ont tenté de les mettre en ordre, de pratiquer ce qu'on appelle des "cut-up": couper des fragments et les assembler autrement, afin de le rendre lisible et éditable. Le monde présenté se nomme l'Interzone, elle n'a pas de frontières, c'est la patrie des toxicomanes du monde entier, par contre elle englobe des sous unités géographiques, comme la Libertie, un pays gouverné par le Dr Benway, qui tyrannise sa population à coups de drogues, de tortures mentales et physiques, qui finit d'ailleurs par lui exploser entre les mains. Cette nation n'est pas sans rappeler les exposés psychogéographiques de la veine situationniste, en les prenant à contre pied : c'est-à-dire que les villes sont faites de façon à ce que les gens soient terrorisés par leur propre environnement, des sirènes se déclenchent sans régularité, et de façon stridente... Le métissage de L'interzone est parfait, on y trouve même des créatures étranges comme les Mugwumps, mi-hommes mi-oiseaux, des chimères sans foie qui ne se nourrissent que de sucre ou bien les Latah, des hommes qui ne peuvent s'empêcher d'imiter les gestes qu'ils voient, jusqu'à l'épuisement. Les seules exclues de cette société sont les femmes, c'est un monde exclusivement masculin où elles ne sont pas les bienvenues. William Lee, le narrateur se promène à travers différents tableaux, où l'on ne compte plus les orgies, ni les morts, entre Tanger, New-York, et notamment la France qu'il exècre...Parfois pendant une action sordide, il reprend pied dans la réalité et nous explique les procédés de fabrication de telle ou telle drogue ou bien de l'origine sémantique des mots employés. L'Interzone est revendiquée par quatre grandes factions qui se font la guerre : les Liquéfactionnistes, qui espèrent une fusion totale de tout les individus, au sens matériel du terme, à l'inverse, les Divisionnistes créent leurs propres clones afin de repeupler le monde, les Emissionistes, prônant un contrôle télépathique de la Zone, et enfin les Factualistes, sorte de néo-kantiens qui se battent activement contre tout les autres principes sus-cités.
On est happés par le monde ouvert par Burroughs dans ses pages, on a envie de le lire d'un trait mais certains passages sont tellement insoutenables que l'on est obligés de poser le livre un peu, pour souffler et retoucher du doigt la réalité réconfortante avant de s'y replonger. L'Interzone est une utopie qui n'est pas sans rappeler celle de Huxley dans Le meilleur des mondes, et bien sûr fait écho à des films comme Trainspotting ou Requiem for a Dream. Un pamphlet contre la drogue, le festin nu? Peut-être, en tout cas une œuvre originalissime, d'une éloquence qui nous met hors d'haleine, le style m'a un peu fait penser à du Céline. La violence est partout dans ces pages, et l'amour n'est que sexuel et accompagne souvent la mort. On se noie sous les flots de sperme qui s'écoulent de tout ces monstres et on perd vite pied. Heureusement Burroughs est doté d'une sorte d'ironie comique et donne souvent à ses personnages ou pays des noms idiots censés les résumer comme : "Camerique", "Leshbitt", "Arack'Nid", "Poubeltown", etc... Aucun tabou n'est épargné, le prophète Mahomet, serait un crétin vaguement arabe, engagé pour servir des intérêts politiques, dans un des chapitres on le retrouve fin saoul dans un bar, dénigrant ses collègues, Bouddha et Jésus Christ. Les maladies se délectent des citoyens de l'Interzone, les gangrènent et ils ne deviennent plus que des ectoplasmes, au finir de la lecture on aurait presque peur d'avoir été contaminé en touchant les pages. De plus on ne peut pas cacher l'aspect de documentaire que délivre cet étrange ouvrage, on en apprend beaucoup sur la culture des drogues, dont certaines qui m'étaient inconnues jusqu'alors comme le yage (hypnotique proche de la mescaline), la manière de l'administrer, ses effets, et la dépendance que chacune déclenche chez son utilisateur, par exemple la cocaïne a une dépendance tout à fait mentale qui s'estompe en quelques heures alors que chez un héroïnomanes les symptômes de manque sont physiques. Le festin nu est sans doute une œuvre capitale de la littérature, cependant je déplore tout de même la surenchère de la violence qui rend le tout un peu trop gratuit.
Le texte a été adapté au cinéma par le réalisateur David Cronenberg. Pour l'anecdote, dans les Contes de la folie ordinaire (Bukowski), Burroughs se plaint d'en avoir vendu les droits pour 500 dollars alors qu'il était défoncé.
Lorsque le livre touche les États-Unis, en 1962, il est censuré pendant dix ans, frappé par les lois contre l'obscénité.