Berger, soldat pendant la « Drôle de guerre », ne se battra par conséquent jamais. On le trouve d’abord dans un camp de prisonniers, puis à l’asile, et enfin libre – mais à l’ombre de « la maison des Papillons Blancs », « ombre extrêmement longue » (p. 217 en « Folio »). Ce qui a contribué à le rendre fou, c’est le secret que Planier lui a confié : Berger l’a oublié. « Il ne se rendait pas compte qu’il crispait son effort pour observer une consigne inutile » (p. 48).
Or, Berger est le prête-nom de Vialatte. Leur effondrement est le même. Et pour qui connaît Vialatte, l’alliance entre son esthétique du détachement, de la mi-distance et le récit d’une expérience traumatisante peut augurer d’étranges choses. Ses autres récits mettent en scène des enfants frivoles ; Berger et les siens « étaient des enfants perdus » (p. 189).
De fait, si le style du Fidèle Berger n’est guère différent de celui de Battling le ténébreux ou des Fruits du Congo (« comme un arbre qui secoue ses feuilles après la grêle », p. 32 ; « des ruelles noires […] compliquées comme des plis d’oreille », p. 59), il est comme chargé par l’expérience. Concrètement, ça donne ceci : « Peut-être pensait-on qu’il [Berger] avait dérobé cette plaque ? Qu’il usurpait sa propre identité ? Dans ce cas il aurait mal choisi » (p. 107-108). Où l’on retrouve le traducteur de Kafka…
Une autre différence tient à la place du narrateur. Dans tout ce que j’ai lu de l’œuvre vialattienne, celui-ci est si discret qu’il se fait oublier, comme s’il observait pudiquement quelque devoir de réserve. Dans le Fidèle Berger, pudeur et réserve tiennent toujours, mais le lecteur est constamment plongé dans cette âme en déroute. Fait rare chez Vialatte : le lecteur contraint d’être malmené – contraint au voyeurisme.
Du reste, personnage et narrateur se confondent si bien qu’il est impossible de faire le départ entre la voix (et le regard) de l’un et celle de l’autre : « Il [Berger] serait enterré comme un chien. / Et l’odieux n’empêchait en rien le ridicule. Ce tringlot qui se tuait en chemise au fond d’une cave avait quelque chose de grotesque et de navrant. Dans Plutarque on meurt plus drapé » (p. 134). Dit autrement – en termes scolaires –, la narration à la troisième personne et le discours indirect libre s’entremêlent. D’autant que dans ce passage, l’emploi des temps (conditionnel, indicatif imparfait, indicatif présent) accentue encore ce flou général qui parcourt tout le Fidèle Berger.


Berger / Vialatte ne sait plus qui il est, ne pouvant pas non plus se résoudre à l’anonymat ou à la clandestinité : « Le destin le traitait au-dessus de son grade ! Cette cave voûtée convenait peut-être au Masque de Fer ! Mais pas à lui ! » (p. 110-111). Aucune transcendance ne lui accordera l’asile : « En somme il se battait contre Dieu et, n’étant pas de force à gagner, et sachant qu’il perdrait quand même, il lui jouait sa vie et son âme à qui perd gagne ! » (p. 137). Là-dessus, « la défaite violait jusqu’à son enfance. Il n’y avait plus rien à sauver » (p. 240).
On a failli perdre Vialatte aux alentours de 1942 – comme on perd un proche parti à la guerre. C’eût été regrettable, vu qu’« On ne se tue qu’une fois dans sa vie. La première faute est toujours excusée » (p. 131). Un enfant perdu, je vous disais. Ou « un isomère de lui-même » (p. 37). Qui garde le secret.

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le 14 janv. 2020

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