Livre manifeste d’un esprit brillant engagé en historien dans l’histoire, aux carrefours qu’elle entretien avec les histoires et donc la et les littératures, Johann Chapoutot y propose une lecture de la disparition des grands récits au cours du XXe siècle comme horizon possible de sens. Les histoires et leur prolifération les remplacent, donnant matière à l’historien dont l’exigence ne s’y abîme pas, au contraire, attachée qu’elle est à la traque de la preuve sans en rabattre sur une inscription empathique dans son matériau, seule à même de lui donner accès à quelque possibilité d’une reconstruction des vécus parfois singuliers des contemporains de l’époque ou il s’immerge. C’est ainsi que l’histoire renoue avec les humanités, avec la littérature et la poésie, à rebours des langues utilitaires et négatrices du sens. L’affect, qui remonte au moins à l’opposition du prosaïque et du poétique du jeune romantisme, qu’on trouve dans le travail singulier de la langue se trouve dans la matière historique même singulièrement porteur d’un sens pour un XXIe siècle si désamarré du singulier qu’il a consacré, sous couvert d’universel, la délégation du poids des décisions proprement humaines à l’optimisation quantitative.
Si la langue de l’auteur est claire, et l’érudition assumée mais jamais pesante au contraire, la structure peut déconcerter. Déployée en historiae distillant leurs thèmes en volutes successives, elle dessine un portrait évocateur de la disparition de notre ancienne habitude à faire sens commun au travers de structurations universellement partageables en droit. Le plan suit, il me semble, une courbe moins attachée à une démonstration argumentée, contradictoire avec son propos, qu’à la description suggestive, historique et historienne, de ce qu’historialement on pourrait entendre comme l’époque du retour progressive des fables, fabulae bien moins fallacieuses qu’édifiantes et fondées dans une vérité non comptable et foncièrement rétives à toute inféodation univoque. Littérature, donc.
C’est du moins ce que j’en conserve juste là, à chaud, au sortir d’un plaisir pour moi rare de la rencontre avec un univers - une façon d’inscrire pour soi des mondes navigables - d’une richesse assez vaste pour que je puisse m’y sentir capable de découvertes et de façons nouvelles de lire ou m’inscrire dans les choses, au fil des trajets multiples qui s’y laissent dessiner.