"Ich möcht' als Reiter fliegen/Wohl in die blut'ge Schlacht"*


Laissant le jeune hussard Frédéric Glüntz délaisser la selle de son destrier pour un vénérable tronc d'arbre, je referme le livre. Les pensées s'enchaînent dans ma tête, avec la même vélocité que les célèbres cavaliers napoléoniens ayant donné leur nom au roman d'Arturo Perez-Reverte. L'une de ces réflexions, la seule qui soit un tant soit peu frappée du sceau de la dérision et qui ne m'aura pas quittée depuis la première page, c'est que je me demande bien comment le lecteur espagnol lambda peut bien prononcer le patronyme très alsacien et fort peu ibérique de "Glüntz". Son homologue français, à mon instar, souffre d'autant moins de ce problème que la traduction du regretté François Maspero est si fluide, la langue si belle, qu'on croirait que Perez-Reverte a écrit directement dans la langue de Molière pratiquée par ses personnages.


Ma seconde interrogation, c'est comment diable cela peut-il être son premier roman. La version éditée en France est certes amendée par-rapport à celle publiée pour la première fois en Espagne en 1986, mais… la maîtrise qui se dégage de l'écriture du Madrilène est tout bonnement ahurissante. Il ne peut que s'agir de la maturité de quelqu'un qui, comme notre Frédéric, s'est retrouvé au cœur de l'action, quelqu'un qui a senti le fameux "vent du boulet" manquer lui prendre la vie à quelques millimètres près. Mais vingt années d'expérience comme reporter de guerre au Liban, en Erythrée, aux Malouines ou encore en Bosnie ne peuvent justifier à elles seules l'acuité avec laquelle il dépeint l'Espagne de 1808, envahie par les troupes napoléoniennes.


Le talent inné, donc ? Il est là aussi, cela ne fait aucun doute, car son pouvoir d'immersion, Perez-Reverte sait tout aussi bien l'appliquer au Siècle d'Or castillan de sa célèbre série Alatriste, à la guerre civile de 1936-39 de Falcó ou au Buenos Aires des années 20 du Tango de la Vieille Garde. L'œil vif, la plume acérée, APR est bien connu comme l'électron libre des lettres espagnoles, une guêpe cynique et lucide qui frappe là où on ne l'attend pas. Le titre d'un de ses derniers romans, La Patience du Franc-Tireur, conviendrait parfaitement à sa propre autobiographie…


Le Hussard aussi, maintenant que j’y songe ! C’est étrange de se dire qu’il y a quelque chose d’éminemment d’autobiographique dans un roman historique se situant au début du XIXème siècle, et dans la peau d’un bourreau du pays de l’auteur qui plus, mais rappelons-nous que l’aujourd’hui vénérable Perez-Reverte n’avait qu’une trentaine d’années au moment d’écrire ce premier roman (j’ai beau me le répéter, j’ai toujours du mal à le croire). La post-adolescence de Frédéric n’était pas si loin dans le passé d’Arturo… de même que son sentiment étrangeté dans un pays hostile, ses certitudes juvéniles sur le bienfait de sa cause, puis ses doutes, et enfin la brutale mise à bas de ces certitudes, suivie de la rage, du cynisme et du désespoir. Ce que Frédéric Glüntz traverse avec son sabre dans le roman, Arturo Perez-Reverte l’a vécu avec son appareil photo, sa plume ne laisse guère de doutes à ce sujet.


Cela ne suffit pas pour autant ; le fossé est grand entre l’expérience et sa transmission. Mais le romancier sait avec quel doigté opérer pour que sa propre distanciation avec ses souvenirs vienne réduire celle entre le récit et son lecteur. À cet égard, se mettre dans la peau (bien que la troisième personne soit employée) d’un envahisseur français et non d’un patriote espagnol est assez intéressant en soi : Perez-Reverte se sentait-il comme un oppresseur, ou avait-il juste envie d’explorer un aspect délaissé de la « guerre de libération » de 1808-14 ? Quelles que soient ses raisons, ce choix traduit bien le côté volontiers poil-à-gratter qui marque son œuvre et fait de lui un trublion de la scène médiatique espagnole depuis trente ans. Le Hussard n’a pourtant rien d’un pamphlet anti-français, comme le montre notamment la scène du noble afrancesado. Loin de les idéaliser pour autant, Perez-Reverte excelle toute particulièrement à saisir la psychologie très particulière des cavaliers français et cette arrogance culturelle héritée des Lumières qui leur interdit de remettre en question la sagesse du Petit Caporal et leur présence dans la Péninsule ibérique. Cette scène constitue presque un brillant mini-traité sur « l’exportation de la démocratie » et reste brûlante d’actualité, au regard de ce qui a pu se passer récemment en Iraq ou en Lybie.


Mais n’allons pas nous mentir, le clou du spectacle, c’est la bataille en elle-même, que Perez-Reverte a eu l’idée de géniale de rendre anonyme et relativement insignifiante sur le plan stratégique – le clin d’œil à l’escarmouche de Barry Lyndon est évident – en contraste avec l’horreur vécue par ses protagonistes. Une petite centaine de pages durant, la tension monte, une forme d’excitation aussi, immanquablement Frédéric se met à penser à la jolie Louise, qui n’a point semblé insensible à ses charmes et à son uniforme chamarré. Le proverbial « calme avant la tempête » ne rime en aucun cas avec l’ennui, mais plutôt avec une espèce de langueur, une torpeur crépusculaire, l’éclat faible et mourant d’une bougie qui lentement s’éteint.


Puis la parole est aux tambours et aux canons, prélude du fracas de la charge. Là encore l’expertise de l’auteur laisse pantois, tant il arrive à retranscrire le « brouillard » du soldat aveugle à tout ce qui, dans le micro-univers chaotique du combat, ne touche pas à son environnement direct tout en n’égarant pas le lecteur et en donnant à celui-ci un aperçu de la situation – juste ce qu’il faut pour s’immerger. Troisième personne, quelle troisième personne ? Nous sommes dedans, nous sommes plongés dans ce tableau de Lejeune ou de Goya, et la sensation est terrifiante et enivrante tout à la fois. Il y a une esthétique diaboliquement séduisante, pleine de bruit et de couleurs, dans la peinture du premier, aux antipodes de l’horreur brut et sombre des esquisses du second, mais plutôt que de les opposer, Perez-Reverte les conjugue, pour un résultat saisissant.


L’héroïsme n’est après tout pas un vain mot. Mais comme Frédéric va s’en rendre compte, comme la fumée se dissipe il est souvent bien peu de choses en comparaison de la brutalité démente qu’engendre l’instinct de survie, lequel, nous révèle l’auteur, n’est pas synonyme de lâcheté mais de destruction pure et simple. La peur ne donne pas des ailes : la peur donne la haine.


Puis, difficilement et presque à regret, les canons se taisent et Arturo le soldat se fait Arturo le médecin ; non pas pour soigner, car il est impuissant, ni même pour tirer un diagnostic, mais juste un constat, guère heureux on s’en doute. Âmes naïves qui croyez encore à la bonté de l’Homme, passez votre chemin, il n’y a pas grand-chose à sauver ici. Les illusions se sont envolées comme cendres au vent, lorsqu’elles n’ont pas été noyées dans le sang. Jamais de ma vie je n’ai lu la douleur physique mieux retranscrite à l’écrit, au point de me donner la nausée.


Il y a donc quelque chose de libérateur, de salvateur même, à refermer Le Hussard. Comme de refermer une plaie ? Ce serait trop simple. La blessure est trop profonde, l’hémorragie trop prononcée : il faut amputer – la solution miracle à la sauce napoléonienne, après tout. Et encore, peut-être cela ne suffira-t-il pas… avez-vous entendu parler des membres fantômes ?


Non, il faut vous y faire, sortir du Hussard, c’est se réveiller d’entre les morts, comme une autre figure littéraire de cavalier de la Grande Armée, le Colonel Chabert. On voudrait ne pas avoir vu ce que nous venons de voir, mais les images nous restent et, dans toute leur obscurité, nous illuminent. Je ne me ferai jamais hussard, mais si j’ai écrit ces lignes que vous venez de lire, et toutes celles que j’ai pu publier sur ce site, c’est grâce à ce roman. Je me suis élevé d’entre les morts, moi aussi.


*d’après un poème de Joseph von Eichendorff, traduit par moi-même : « je me ferai cavalier / pour dans le sang batailler ».

Szalinowski

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